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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

autour de moi, et je reste pris, les ailes étendues sans les pouvoir refermer. — Je ne puis ni marcher ni voler ; le ciel m’attire quand je suis sur terre, la terre quand je suis au ciel ; en haut, l’aquilon m’arrache les plumes ; en bas, les cailloux m’offensent les pieds. J’ai les plantes trop tendres pour cheminer sur les tessons de verre de la réalité : l’envergure trop étroite pour planer au-dessus des choses, et m’élever, de cercle en cercle, dans l’azur profond du mysticisme, jusqu’aux sommets inaccessibles de l’éternel amour ; je suis le plus malheureux hippogriffe, le plus misérable ramassis de morceaux hétérogènes qui ait jamais existé, depuis que l’Océan aime la lune, et que les femmes trompent les hommes : la monstrueuse Chimère, mise à mort par Bellérophon, avec sa tête de vierge, ses pattes de lion, son corps de chèvre et sa queue de dragon, était un animal d’une composition simple auprès de moi.

Dans ma frêle poitrine habitent ensemble les rêveries semées de violettes de la jeune fille pudique et les ardeurs insensées des courtisanes en orgie : mes désirs vont, comme les lions, aiguisant leurs griffes dans l’ombre et cherchant quelque chose à dévorer ; mes pensées, plus fiévreuses et plus inquiètes que les chèvres, se suspendent aux crêtes les plus menaçantes ; ma haine, toute bouffie de poison, entortille en nœuds inextricables ses replis écaillés, et se traîne longuement dans les ornières et les ravins.

C’est un étrange pays que mon âme, un pays florissant et splendide en apparence, mais plus saturé de miasmes putrides et délétères que le pays de Batavia : le moindre rayon de soleil sur la vase y fait éclore les reptiles et pulluler les moustiques ; — les larges tulipes jaunes, les nagassaris et les fleurs d’angsoka y voilent