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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

venir ce que l’on appelle absolument un génie, ni l’entêtement énorme que l’on divinise ensuite sous le beau nom de volonté, quand le grand homme est arrivé au sommet rayonnant de la montagne, et qui est indispensable pour y atteindre ; — je sais trop bien comme toutes choses sont creuses et ne contiennent que pourriture, pour m’attacher pendant bien longtemps à aucune et la poursuivre à travers tout ardemment et uniquement.

Les hommes de génie sont très-bornés, et c’est pour cela qu’ils sont hommes de génie. Le manque d’intelligence les empêche d’apercevoir les obstacles qui les séparent de l’objet auquel ils veulent arriver ; ils vont, et, en deux ou trois enjambées, ils dévorent les espaces intermédiaires. — Comme leur esprit reste obstinément fermé à certains courants, et qu’ils ne perçoivent que les choses qui sont les plus immédiates à leurs projets, ils font une bien moindre dépense de pensée et d’action : rien ne les distrait, rien ne les détourne, ils agissent plutôt par instinct qu’autrement, et plusieurs, tirés de leur sphère spéciale, sont d’une nullité que l’on a peine à comprendre.

Assurément, c’est un don rare et charmant que de bien faire les vers ; peu de gens se plaisent plus que moi aux choses de la poésie ; — mais cependant je ne veux pas borner et circonscrire ma vie dans les douze pieds d’un alexandrin ; il y a mille choses qui m’inquiètent autant qu’un hémistiche : — ce n’est pas l’état de la société et les réformes qu’il faudrait faire ; je me soucie assez peu que les paysans sachent lire ou non, et que les hommes mangent du pain ou broutent de l’herbe ; mais il me passe par la tête, en une heure, plus de cent mille visions qui n’ont pas le moindre rapport avec la césure ou la rime, et c’est ce qui fait que