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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

La répétition a été beaucoup mieux que je ne l’espérais ; Théodore surtout s’est montré admirable ; on a aussi trouvé que je jouais supérieurement bien. — Ce n’est pas cependant que j’aie les qualités qu’il faut pour être bon acteur, et l’on se tromperait fort en me croyant capable de remplir d’autres rôles de la même manière ; mais par un hasard assez singulier, les paroles que j’avais à prononcer répondaient si bien à ma situation, qu’elles me semblaient plutôt inventées par moi qu’apprises par cœur dans un livre. — La mémoire m’aurait manqué dans certains endroits, qu’à coup sûr je n’eusse pas hésité une minute pour remplir le vide avec une phrase improvisée. Orlando était moi au moins autant que j’étais Orlando, et il est impossible de rencontrer une plus merveilleuse coïncidence.

À la scène du lutteur, lorsque Théodore détacha la chaîne de son cou et m’en fit présent, ainsi que cela est dans le rôle, il me jeta un regard si doucement langoureux, si rempli de promesses, et il prononça avec tant de grâce et de noblesse la phrase : « Brave cavalier, portez ceci en souvenir de moi, d’une jeune fille qui vous donnerait plus si elle avait plus à vous offrir, » que j’en fus réellement troublé, et que ce fut à peine si je pus continuer : « Quelle passion appesantit donc ma langue et lui donne ainsi des fers ? je ne puis lui parler, et cependant elle désirerait m’entretenir. Ô pauvre Orlando ! »

Au troisième acte, Rosalinde, habillée en homme et sous le nom de Ganymède, reparaît avec sa cousine Célie, qui a changé son nom pour celui d’Aliéna.

Cela me fit une impression désagréable : — je m’étais si bien accoutumé déjà à ce costume de femme qui permettait à mes désirs quelques espérances, et qui m’entretenait dans une erreur perfide, mais séduisante !