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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

me fournit que des songes usés et rebattus, aussi monotones que ma vie réelle : cela n’est pas fort récréatif, comme tu vois. Cependant je m’accommode mieux de cette existence que je n’aurais fait il y a six mois. — Je m’ennuie, il est vrai, mais d’une manière tranquille et résignée, qui ne manque pas d’une certaine douceur que je comparerais assez volontiers à ces jours d’automne pâles et tièdes auxquels on trouve un charme secret après les ardeurs excessives de l’été.

Cette existence-là, quoique je l’aie acceptée en apparence, n’est guère faite pour moi cependant, ou du moins elle ressemble fort peu à celle que je me rêve et à laquelle je me crois propre. — Peut-être me trompé-je, et ne suis-je fait effectivement que pour ce genre de vie ; mais j’ai peine à le croire, car, si c’était ma vraie destinée, je m’y serais plus aisément emboîté, et je n’aurais pas été meurtri par ses angles à tant d’endroits et si douloureusement.

Tu sais comme les aventures étranges ont un attrait tout-puissant sur moi, comme j’adore tout ce qui est singulier, excessif et périlleux, et avec quelle avidité je dévore les romans et les histoires de voyages ; il n’y a peut-être pas sur la terre de fantaisie plus folle et plus vagabonde que la mienne : eh bien, je ne sais par quelle fatalité cela s’arrange, je n’ai jamais eu une aventure, je n’ai jamais fait un voyage. Pour moi, le tour du monde est le tour de la ville où je suis ; je touche mon horizon de tous les côtés ; je me coudoie avec le réel. Ma vie est celle du coquillage sur le banc de sable, du lierre autour de l’arbre, du grillon dans la cheminée. — En vérité, je suis étonné que mes pieds n’aient pas encore pris racine.

On peint l’Amour avec un bandeau sur les yeux ; c’est le Destin qu’on devrait peindre ainsi.