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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

nature le doit à tout homme. Tant que je ne serai pas parvenu à mon but, je ne me regarderai moi-même que comme un enfant, et je n’aurai pas en moi la confiance que j’y dois avoir. — Une maîtresse pour moi, c’est la robe virile pour un jeune Romain.

Je vois tant d’hommes, ignobles sous tous les rapports, avoir de belles femmes dont ils sont à peine dignes d’être les laquais, que la rougeur m’en monte au front pour elles — et pour moi. — Cela me fait prendre une pitoyable opinion des femmes de les voir s’enticher de tels goujats qui les méprisent et les trompent, plutôt que de se donner à quelque jeune homme loyal et sincère qui s’estimerait fort heureux, et les adorerait à genoux ; à moi, par exemple. Il est vrai que ces espèces encombrent les salons, font la roue devant tous les soleils et sont toujours couchées au dos de quelque fauteuil, tandis que moi je reste à la maison, le front appuyé contre la vitre, à regarder fumer la rivière et monter le brouillard, tout en élevant silencieusement dans mon cœur le sanctuaire parfumé, le temple merveilleux où je dois loger l’idole future de mon âme. — Chaste et poétique occupation, dont les femmes vous savent aussi peu gré que possible.

Les femmes ont fort peu de goût pour les contemplateurs et prisent singulièrement ceux qui mettent leurs idées en action. Après tout, elles n’ont pas tort. Obligées par leur éducation et leur position sociale à se taire et à attendre, elles préfèrent naturellement ceux qui viennent à elles et parlent, ils les tirent d’une situation fausse et ennuyeuse : je sens tout cela ; mais jamais de ma vie je ne pourrai prendre sur moi, comme j’en vois beaucoup qui le font, de me lever de ma place, de traverser un salon, et d’aller dire inopinément à une femme : — Votre robe vous va comme un ange, ou : —