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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

les magnats hongrois dans les bals, et quand elles roulaient sur le plancher, il les laissait ramasser à qui voulait.

Méry n’est pas tout entier dans son œuvre, quelque remarquable qu’elle soit, et il a emporté avec lui la meilleure part de lui-même, peut-être. Les fées semblaient avoir entouré son berceau, et il avait tous les dons. Sa faculté d’improvisation étonnait même les Italiens. C’était de l’instantanéité. La pensée, la parole et la rime jaillissaient en même temps, et quelle rime ! En ce siècle de rimes riches, Méry a été millionnaire. Quand il paraissait dans un salon, les plus brillants causeurs se taisaient. Qui eût voulu parler quand Méry était là ! Quels récits, quelles inventions, quels paradoxes, quelle verve, quel feu ! Que de génie jeté au vent et à jamais perdu ! Il aurait fallu le faire suivre par des sténographes quand il arpentait le portique du temple grec qu’habitait madame Émile de Girardin au temps où nous faisions à quatre le roman par lettres de la Croix de Berny. Mais il rentrait au moindre souffle de brise, car il tremblait à notre pâle soleil, ce chaleureux poète, et il prétendait « que le fond de l’air était toujours froid. » Qui ne l’a vu, aux jours caniculaires, se promener en évitant l’ombre et couvert d’un épais manteau ? Le Méridional ne s’acclimata jamais chez lui aux brumes parisiennes. Du Méridional, par exemple, il avait gardé l’oreille musicale qui manque à plus d’un de nos poëtes ; il était dilettante passionné, adorait Rossini et savait par cœur tous les opéras du maëstro depuis Demetrio e Polibio jusqu’à Guillaume Tell, et il les chantonnait d’une voix merveilleusement juste sans se tromper d’une note. Cette mémoire prodigieuse s’étendait à tout. Méry eût pu citer les vers de tous les poètes latins. À la faculté littéraire se joignait chez lui la faculté mathématique ; il compre-