Page:Gautier - Portraits contemporains, 1881.djvu/208

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frère bien-aimé. Qu’elle a dû coûter à sa main tremblante cette signature veuve, témoignage d’un deuil éternel !

Chose bien difficile à croire pour des littérateurs, et qui cependant est vraie, ils n’avaient qu’un amour-propre : jamais ils ne trahirent le secret de leur collaboration. Aucun d’eux ne cherchait à tirer la gloire à soi, et ce travail unique, fait par deux cerveaux, reste encore un mystère que nul n’a pénétré. Nous-même, leur ami, qui essayons ici, dans cette triste circonstance, de faire la part du mort, nous n’y pouvons parvenir, et ce nous semble, d’ailleurs, une sorte d’impiété de chercher à séparer ce que ces deux âmes, dont l’une est envolée maintenant, ont voulu unir d’une façon indissoluble. Pourquoi défaire cette tresse si bien nattée, dont les fils de mille couleurs s’enlacent et reparaissent par intervalles égaux sans qu’on sache d’où ils partent ? Nous craindrions de blesser ces délicatesses fraternelles, qui ne voulaient qu’une réputation pour l’œuvre faite à deux.

Jules de Goncourt, nous l’avons déjà dit, était le plus jeune des deux frères. Il entrait à peine dans sa trente-neuvième année, et il paraissait moins que son âge, grâce à son teint blanc, à sa blonde chevelure soyeuse, et à la fine moustache d’or pâle qui estompait les coins de sa bouche vivement colorée. Il était toujours rasé soigneusement et en correcte tenue de gentleman. Mais des prunelles d’un noir énergique donnaient de l’accent à cette physionomie fine et douce. Il avait généralement le ton plus vif et plus gai que son frère : l’un était le sourire de l’autre. Mais il fallait les bien connaître tous les deux pour saisir cette nuance. Ils ne se donnaient pas le bras en marchant : le plus jeune précédait son frère de quelques pas, avec une sorte de pétulance juvénile à laquelle déférait complaisamment l’aîné.