Page:Gautier - Portraits contemporains, 1881.djvu/207

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main avec cette force qu’inspire l’idée qu’on se rencontre pour la dernière fois peut-être.

Et maintenant il faut parler du littérateur, et nous n’en avons guère la force. Toujours cette pâle figure du frère, — qui semblait reflétée par une lueur de l’autre monde et avait l’air, sous le soleil ardent, d’un clair de lune en plein jour, — se dresse devant nous comme un fantôme réel, et nous ne pouvons l’écarter. Depuis la mort de leur mère, arrivée en 1848, ils ne s’étaient pas quittés d’une heure, et ils avaient tellement pris l’habitude de cette vie en commun, que c’était un événement de voir un Goncourt seul. L’autre assurément n’était pas loin. Ils n’étaient pourtant pas jumeaux, bessons, comme dirait George Sand.

Un intervalle de dix ans séparait Edmond de Jules ; l’aîné était brun, le cadet blond, le premier plus grand que l’autre ; ils ne se ressemblaient pas même de figure ; mais l’on sentait qu’une âme unique habitait ces deux corps. C’était une seule personne en deux volumes. La conformité morale était si forte, qu’elle faisait oublier les dissemblances physiques. Que de fois il nous est arrivé de prendre Jules pour Edmond, et de continuer avec l’un la conversation commencée avec l’autre ! Rien n’avertissait qu’on eût changé d’interlocuteur ; celui des deux frères qui se trouvait là reprenait l’idée où l’autre l’avait laissée, sans la moindre hésitation. Ils s’étaient fait le sacrifice de leur individualité réciproque et n’en formaient plus qu’une qui s’appelait « les Goncourt » pour les amis, et « les MM. de Goncourt » pour ceux qui ne les connaissaient pas. Toutes leurs lettres étaient signées Edmond et Jules. Dans plus de dix ans d’intimité, nous n’en avons reçu qu’une seule qui dérogeât à cette douce raison sociale : c’était celle où le malheureux survivant criait du fond de son désespoir la mort de son