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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

Ce feuilleton-là c’est bien Janin qui l’a inventé. Avant lui, Geoffroy, Hoffmann, Duviquet, Becquet, gens d’esprit et d’érudition sans doute, rédigeaient des comptes rendus de théâtre où les bons points et les mauvais points étaient exactement marqués, et qui ressemblaient à des corrigés de devoirs. Cela était écrit en style froid, incolore et clair, avec cette transparence d’eau filtrée dans une carafe de cristal que les Français préfèrent naturellement aux teintes riches, ardentes et variées des vitraux et des pierreries.

Un jeune homme aux cheveux noirs frisés, aux joues pleines et vermeilles, aux lèvres rouges, au sourire étincelant, arriva de province et changea tout cela avec sa verve enivrée, son audace joyeuse, sa bonne humeur qui montrait à tout propos de belles dents blanches et retentissait en éclats sonores, sa facilité toujours prête, son intarissable abondance et une manière d’écrire vraiment nouvelle, où son nom se signait à chaque mot.

Tel il apparut gai, bien portant, heureux parmi le chœur verdâtre, élégiaque et byronien des romantiques, figure originale et réjouie, vraiment française. Romantique, sans doute il l’était comme tous les jeunes d’alors, mais à sa façon, sans faire partie d’aucun cénacle, avec une nuance d’ironie indisciplinée qui raille tout en admirant. Peut-être préférait-il Diderot à Shakespeare et lisait-il plus volontiers le Neveu de Rameau que Comme il vous plaira ou la Tempête ou le Songe d’une nuit d’été. Il s’en tenait au dix-huitième siècle, tandis que nous remontions au seizième pour nous agenouiller devant Ronsard et les poètes de la Pléiade. L’amour du latin, déjà très-vif chez lui, semble l’avoir préservé de l’engouement qu’excitaient les littératures exotiques. Il saluait en passant les dieux étrangers qu’il trouvait peut-être un peu barbares, comme faisaient les Athéniens de