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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

au modèle, s’informait, cherchait, trouvait et ne passait à un autre que lorsque la ressemblance du cadre posé sur le chevalet ne laissait plus rien à désirer.

Certes Sainte-Beuve, si quelque chose de ce monde parvient à l’autre, a dû être heureux de s’entendre louer ainsi. Mais peut-être a-t-il trouvé qu’en exaltant le critique on glissait un peu trop légèrement sur le poëte. Là était son véritable et secret amour-propre ; il regrettait presque que sa seconde réputation, si étendue, si méritée, si acceptée de tous, eût comme masqué ou enseveli la première :

Le poëte mort jeune à qui l’homme survit,


existait encore chez lui « toujours jeune et vivant, » et il aimait qu’on y fît allusion et qu’on en demandât des nouvelles, et c’était avec un plaisir visible qu’il récitait à ses intimes, sans se faire beaucoup prier, quelque fragment d’élégie mystérieuse, quelque sonnet de langueur et d’amour qui n’avaient pu trouver place dans un de ses trois recueils de vers. Un mot sur Joseph Delorme, les Consolations et surtout les Pensées d’août, lui causaient plus de joie qu’un long éloge de la dernière Causerie du lundi. En effet, il avait été en poésie un inventeur. Il avait donné une note nouvelle et toute moderne, et de tout le cénacle c’était à coup sûr le plus réellement romantique. Dans cette humble poésie, que rappellent par la sincérité du sentiment et la minutie du détail observé sur nature, les vers de Crabbe, de Wordsworth et de Cowper, Sainte-Beuve s’est frayé de petits sentiers à mi-côte, bordés d’humbles fleurettes, où nul en France n’a passé avant lui. Sa facture un peu laborieuse et compliquée vient de la difficulté de réduire à la forme métrique des idées et des images non exprimées encore