Page:Gautier - Portraits contemporains, 1881.djvu/32

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questions, ces interpellations saccadées, d’une réponse si difficile, petit plaisir de grand homme, sur lequel il ne se blasait pas. C’est à cette époque que se rapporte l’anecdote suivante, qui, pour être connue, ne mérite pas moins d’être rapportée. C’était chez la princesse Borghèse ; l’empereur traversait les salons, cherchant, suivant sa coutume, à intimider les femmes. Arrivé près de madame Gay, et dardant sur elle un regard d’aigle, il lui dit brusquement : — Ma sœur vous a-t-elle dit que je n’aimais pas les femmes d’esprit ? — Oui, sire, répondit-elle, mais je ne l’ai pas cru.

Contrarié de cet aplomb, et voulant à toute force la troubler, l’empereur, changeant de batteries, lui poussa d’un ton marqué d’insolence cette question soudaine : — Vous écrivez, vous ? qu’est-ce que vous avez fait depuis que vous êtes dans ce pays-ci ? — Trois enfants, sire. Le César, qui s’attendait à des titres de romans, sourit et passa. L’un de ces trois enfants fut madame Émile de Girardin ; c’était encore bien littéraire.

Du reste, madame Sophie Gay n’avait aucune vanité d’écrivain. Elle cultivait les lettres discrètement, comme une délicatesse et un luxe de plus. Personne ne vit de tache d’encre à ses doigts. Loin de chercher la célébrité, elle la fuyait, et les jolis romans qu’elle a faits sous l’empire : Laure d’Estell, Léonie de Mombreuse, Anatole, parurent d’abord sans nom d’auteur.

Les femmes d’esprit, quoique l’empereur les détestât, aversion qui se traduisit en exil pour madame de Staël, brillèrent d’un éclat particulier à cette époque. Tout ce qu’il y avait en hommes de hardi, d’aventureux, de poétique, était aux armées, faisant des Iliades en action et n’écrivant pas. Il ne restait pour le monde et la vie civile, que ce que la conscription avait dédaigné, et certes, alors elle n’était pas difficile. Il fallait être bien disgra-