Page:Gautier - Portraits contemporains, 1881.djvu/33

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cié de la nature pour n’être pas jugé propre à faire de la chair à canon. C’étaient donc les écloppés, les myopes, les bossus, les nains, les phtisiques et autres infirmes qui faisaient le fond de la société, sur lequel, au retour de quelque bataille, se détachait une étincelante apparition de héros chamarré d’or et de cicatrices, qui n’avait pas même le temps d’ôter ses éperons entre deux combats.

L’empereur, quelque ennemi qu’il fût des idéologues, ne pouvait s’empêcher de reconnaître en lui-même que, sans la poésie et l’art, un règne n’est pas complet, et il entretenait, à raison de six mille livres de rente, quelques auteurs tragiques pour que l’espèce ne s’en perdît pas. Mais c’est la liberté et non l’argent qui fait le poëte, et l’art de l’Empire est un des plus inférieurs qui se soient produits dans les évolutions du génie humain. Les femmes, qui naturellement ne payaient pas au grand dévorateur d’hommes la terrible dîme du champ de bataille, avaient la santé, l’énergie, l’éclat, le mouvement, l’entrain, elles étaient belles et spirituelles. Moins astreintes aux ambitions, jouissant, à cause de leur sexe, d’une certaine impunité, et du privilège de tout dire sous une forme légère, elles représentaient la liberté de penser. Lorsque les hommes se taisaient et qu’un grand silence régnait sur cet immense empire, les femmes parlaient et souriaient derrière leur éventail, et ce chuchotement inquiétait Napoléon, et il l’écoutait à travers les rugissements de son artillerie et les tonnerres de ses combats de géants, et il avait raison, car ce petit bruit, c’était la voix de l’humanité qui se révoltait contre les excès de la force et de la puissance.

Madame Gay, comme on a pu le voir, n’était pas trop éblouie des rayons de la gloire impériale. Tout en payant au plus grand homme des temps modernes un tribut