Page:Gautier - Portraits contemporains, 1881.djvu/41

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

qu’un feuilletoniste, et, la dernière fois que nous la vîmes, c’était à la Porte-Saint-Martin, à la première représentation de la Poissarde. Pièces, livres, tableaux, musique, expériences, il fallait qu’elle vît, entendît et connût tout, ce qui ne l’empêchait pas encore d’aller dans le monde, toujours élégante, toujours mise avec le goût le plus soigneux, et d’y tenir le dé de la conversation. Et pourtant elle ne vivait déjà plus que par la volonté, et de moins malades se seraient crus morts ; mais tant qu’elle pouvait voir, comprendre, échanger des idées, et se mouvoir dans ce charmant milieu intellectuel qu’elle aimait, elle traitait la douleur à la manière stoïque, et n’admettait pas qu’elle existât. Il est vrai qu’elle vivait de ce qui tue les autres.

Cet amour du monde, des arts et de la spirituelle causerie, n’empêchait pas madame Sophie Gay d’avoir le goût de la nature. Elle aimait les grands bois, les champs, les eaux, les jardins, les exercices champêtres, la culture des fleurs, la pêche à la ligne ; si les soirées se passaient dans l’atmosphère étincelante des salons, les matinées se rafraîchissaient à l’ombre et à la solitude des bois. Elle vivait le matin à Versailles, cette oasis de tranquillité, et le soir à Paris, ce volcan d’agitation. Le travail intellectuel, qui rend ordinairement inhabile aux adresses du corps, n’avait pas eu de prise sur la grâce assouplie de ses mouvements ; dans sa jeunesse elle montait admirablement à cheval, jouait très-bien au billard, et dansait avec une telle perfection, que l’on se hissait sur les banquettes pour la regarder. L’aisance de sa démarche, son beau port de taille, même à la un de sa vie, faisaient aisément comprendre ce qu’elle avait pu être. Elle eut cet art si rare de vieillir, non-seulement sans chagrin, mais avec gaieté. Elle prétendait par un spirituel paradoxe, qui pourrait bien être vrai comme la