Page:Gautier - Quand on voyage.djvu/60

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sait sous l’écume trouble et les remous furieux. Deux Niagaras vomissant la mer dans la colossale cuvette mirent deux ou trois heures à la remplir. Mais, au moment prévu, l’eau atteignait la hauteur marquée, et l’on donnait de la tribune impériale le signal de lancer la Ville-de-Nantes.

La gigantesque coupe où pourraient se désaltérer sans la tarir les habitants démesurés de Sirius, était pleine jusqu’aux bords du breuvage amer.

Les derniers étais arc-boutés contre la coque du navire tombés sous les coups de masse, on coupa le câble, et la Ville-de-Nantes se mit à glisser doucement dans sa rainure de bois suiffé. Peu à peu le mouvement s’accéléra, et le puissant vaisseau, comme enivré par le premier contact de l’eau marine, plongea de la proue dans l’impatience de s’emparer de son élément, soulevant un immense copeau d’écume à son avant, laissant à son arrière de longs nuages de fumée, car la rainure s’enflammait sur son passage.

Rien n’est plus beau, plus noble, plus majestueux, qu’un navire prenant possession de la mer !

À le voir filer ainsi, on craignait qu’il ne s’allât briser contre le quai opposé. Il s’arrêta juste à point avec une grâce incomparable, et cette évolution fut saluée