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magnifique piano d’Érard offrait son clavier à mes mains, qui essayèrent tout de suite sa moelleuse sonorité. Une bibliothèque en bois de rose, placée en face du piano, contenait ces livres purs, ces chastes poètes qu’une vierge peut lire, et ses rayons inférieurs abritaient les partitions des grands compositeurs : Bach y coudoyait Haydn, Mozart était à côté de Beethoven comme Raphaël auprès de Michel-Ange ; Meyerbeer s’appuyait à Weber. Ma mère avait réuni là mes admirations, mes maîtres favoris. Une élégante jardinière pleine de fleurs d’un parfum doux s’épanouissait au centre de la pièce comme un énorme bouquet. On me traitait en enfant gâté. J’étais fille unique, et toute l’affection de mes parents se concentrait naturellement sur moi.

Je devais faire mon entrée dans le monde au commencement de la saison, c’est-à-dire dans deux ou trois mois, à l’époque où finissent les villégiatures, les voyages, les séjours aux villes d’eaux et de jeux, les hospitalités de château, les chasses, les courses, et tout ce que la bonne compagnie invente pour user ce temps qu’il n’est pas décent aux gens comme il faut de passer à Paris, où quelques affaires, cette année-là, avaient retenu mes parents. Cela me plaisait plus de rester à la ville que d’aller dans le vieux château, assez triste, au fond de la Bretagne, qui me voyait arriver régulièrement aux vacances. Je pensais d’ail-