Page:Gautier - Tableaux de Siége.djvu/16

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était célèbre par ses matelotes, et les canotiers y faisaient escale, montrant que s’ils aimaient l’eau ils ne haïssaient pas le vin. En ce temps-là on ignorait l’absinthe, le bitter, le vermouth et tous ces poisons amers que recherchent les estomacs délabrés ; on méprisait la bière. Gambrinus n’avait pas détrôné Bacchus. On s’enivrait avec le généreux sang de la vigne, ce breuvage vraiment français. Le luxe moderne a démoli ces humbles cabarets, nids de franche gaieté.

La Seine à cet endroit s’épanche largement et forme un bassin où jadis les canots à voile aimaient à courir des bordées. Asnières n’était pas encore à la mode. En ce moment cette portion de la Seine ressemble au grand canal de Venise. Les embarcations se sont réfugiées dans la ville : grandes barques pontées, blondies de goudron, avec une ceinture verte comme les treschuits de Hollande, toues cloutées de chevilles en bois, bateaux à vapeur, remorqueurs, galiotes, clippers, youyous, canots, yoles, périssoires, bateaux de tous les gabarits. Les mâts se dressent rayant l’air bleu de leur ton saumon-clair, et balancent leur légère flamme qu’agite ce vent d’est qui pousse nos lettres par delà les remparts et les