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Page:Gautier - Théâtre, Charpentier, 1882.djvu/82

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LE DUC.

Ma chère Célinde, je vous aime plus que vous ne sauriez le croire d’après mon ton léger et mes manières frivoles. Je ne vous ai jamais dit de phrases alambiquées : — pourtant j’ai fait pour vous des sacrifices devant lesquels reculeraient bien des amants ampoulés et romanesques. Sans parler de deux ou trois coups d’épée que j’ai donnés et que j’aurais pu recevoir, — pour que vous pussiez écraser toutes vos rivales, pour que votre vanité féminine ne souffrît jamais, j’ai engagé le château de mes pères, le manoir féodal peuplé de leurs portraits, dont les yeux fixes semblent m’accabler de reproches silencieux. Les juifs ont entre leurs sales griffes les nobles parchemins, les chartes constellées de sceaux armoriés et d’empreintes royales ; mais Célinde a pu faire ferrer d’argent ses fringants coursiers, mais sa beauté, fleur divine, a pu s’épanouir splendidement au milieu des merveilles du luxe et des arts, ce joyau sans prix a vu son éclat doublé par la richesse de la monture. Et moi, l’air dédaigneux et le cœur ravi, tout en ne parlant que de chiens et de chevaux anglais, j’ai joui de ce bonheur si doux pour un galant homme d’avoir réparé une injustice du sort en faisant une reine… d’opéra de celle qui eût dû naître sur un trône.

FLORINE.

Comme monsieur le duc s’exprime avec facilité, bien qu’il n’emprunte rien au jargon des livres à la mode ! — Je n’aime pas les amoureux qui donneraient leur vie pour leur maîtresse, et qui lui refusent cinquante louis ou la quittent pour quelque plat mariage.

CÉLINDE.

Cher duc, ah ! si j’avais pu savoir !… Hélas ! il est trop tard… Saint-Albin m’adore… je dois finir mes jours dans cette retraite… loin du bruit, loin du monde, loin des succès.

LE DUC.

Renoncer ainsi à l’art, à la gloire, à l’espoir de se faire un