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VOYAGE EN ESPAGNE.

toffe posée sur l’épaule, leurs jambes bronzées et leurs alpargatas bordées de bleu. Quelques femmes et petites filles, en costume insignifiant, font aussi le commerce de l’eau. On les appelle, selon leur sexe, aguadores ou aguadoras ; de tous les coins de la ville, on entend leurs cris aigus modulés sur tous les tons et variés de cent mille manières : Agua, agua, quien quiere agua ? agua helada, fresquita como la nieve ! Cela dure depuis cinq heures du matin jusqu’à dix heures du soir ; ces cris ont inspiré à Breton de Los Herreros, poëte estimé de Madrid, une chanson intitulée L’Aguadora, qui a beaucoup de succès dans toute l’Espagne. Cette altération de Madrid est vraiment une chose extraordinaire : toute l’eau des fontaines, toute la neige des montagnes de Guadarrama ne peuvent y suffire. L’on a beaucoup plaisanté sur ce pauvre Manzanarès et l’urne tarie de sa naïade ; je voudrais bien voir la figure que ferait tout autre fleuve dans une ville dévorée d’une pareille soif. Le Manzanarès est bu dès sa source ; les aguadores guettent avec anxiété la moindre goutte d’eau, la plus légère humidité qui se reproduit entre ses rives desséchées, et l’emportent dans leurs cantaros et leurs fontaines ; les blanchisseuses lavent le linge avec du sable, et au beau milieu du lit du fleuve, un mahométan n’aurait pas de quoi faire ses ablutions. Vous vous souvenez sans doute de ce délicieux feuilleton de Méry sur l’altération de Marseille, exagérez-le six fois et vous n’aurez qu’une légère idée de la soif de Madrid. Le verre d’eau se vend un cuarto (deux liards à peu près) ; ce dont Madrid a le plus besoin après l’eau, c’est de feu pour allumer sa cigarette ; aussi, le cri : Fuego, fuego, se fait-il entendre de toutes parts et se croise incessamment avec le cri : Agua, agua. C’est une lutte acharnée entre les deux éléments, et c’est à qui fera le plus de tapage : ce feu, plus inextinguible que celui de Vesta, est porté par de jeunes drôles dans de petites coupes pleines de charbon et de cendres fines avec un manche pour ne pas se brûler les doigts.