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Page:Gautier - Voyage en Espagne.djvu/167

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VOYAGE EN ESPAGNE.

mais, pour ma part, je ne me sentirais qu’un appétit médiocre dans une salle à manger ainsi décorée.

Au-dessus, de chaque côté d’un long corridor, sont rangées, comme les alvéoles d’une ruche d’abeilles, les cellules désertes des moines disparus ; elles sont exactement pareilles les unes aux autres, et toutes crépies à la chaux. Cette blancheur diminue beaucoup l’impression poétique en empêchant les terreurs et les chimères de se blottir dans les coins obscurs. L’intérieur de l’église et le cloître sont également blanchis, ce qui leur donne quelque chose de neuf et de récent qui contraste avec le style de l’architecture et l’état des bâtiments. L’absence d’humidité et l’ardeur de la température n’ont pas permis aux plantes et aux mauvaises herbes de germer dans les interstices des pierres et des gravois, et ces débris n’ont pas le vert manteau de lierre dont le temps recouvre les ruines dans les climats du Nord. Nous errâmes longtemps dans l’édifice abandonné, suivant d’interminables corridors, montant et descendant des escaliers hasardeux, ni plus ni moins que des héros d’Anne Radcliffe, mais nous ne vîmes en fait de fantômes que deux pauvres lézards qui se sauvèrent à toutes jambes, ignorant sans doute, en leur qualité d’Espagnols, le proverbe français : Le lézard est l’ami de l’homme. Au reste, cette promenade dans les veines et dans les membres d’une grande construction d’où la vie s’est retirée, est un plaisir des plus vifs qu’on puisse imaginer ; on s’attend toujours à rencontrer au détour d’une arcade un ancien moine au front luisant, aux yeux inondés d’ombre, marchant gravement les bras croisés sur sa poitrine et se rendant à quelque office mystérieux dans l’église profanée et déserte.

Nous nous retirâmes, car il n’y avait plus rien de curieux à voir, pas même les cuisines, où notre guide nous fit descendre avec un sourire voltairien que n’aurait pas désavoué un abonné du Constitutionnel. L’église et le cloître sont d’une rare magnificence ; le reste est de la