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VOYAGE EN ESPAGNE.

étaient enterrées jusqu’aux deux tiers à peu près de leur hauteur. Avant de nous emporter dans ces cruches, nous les fîmes garnir d’un drap blanc, précaution de propreté qui parut extrêmement bizarre au baigneur, et que nous eûmes besoin de lui recommander plusieurs fois pour nous faire obéir, tant elle l’étonnait. Il s’expliqua ce caprice à lui-même en faisant un geste commisératif des épaules et de la tête, et en disant à demi-voix ce seul mot : Ingleses ! Nous nous tenions accroupis dans nos pots, notre tête passant en dehors, à peu près comme des perdrix en terrine, et faisant une mine assez grotesque. C’est seulement alors que je compris l’histoire d’Ali-Baba ou des Quarante voleurs, qui m’avait toujours paru un peu difficile à croire, et fait douter un instant de la véracité des Mille et une Nuits.

Il y a bien encore dans l’Albaycin d’anciens bains moresques, une piscine recouverte d’une voûte trouée de petits soupiraux étoilés, mais ils ne sont pas installés, et l’on n’y aurait que de l’eau froide.

Voici à peu près ce que l’on peut remarquer à Grenade, dans un séjour de quelques semaines. Les distractions y sont rares : le théâtre est fermé pendant l’été ; la place des Taureaux n’est pas régulièrement servie ; il n’y a pas de casinos ni d’établissements publics, et l’on ne trouve de journaux français et étrangers qu’au Lycée, dont les membres donnent à certains jours des séances où on lit des discours, des vers, où l’on chante, où l’on joue des comédies composées ordinairement par quelque jeune poëte de la société.

Chacun est occupé consciencieusement à ne rien faire : la galanterie, la cigarette, la fabrication des quatrains et des octaves, et surtout les cartes, suffisent à remplir agréablement l’existence. On ne voit pas là cette inquiétude furieuse, ce besoin d’agir et de changer de place, qui tourmentent les gens du Nord. Les Espagnols m’ont paru très-philosophes : ils n’attachent presque aucune impor-