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VOYAGE EN ESPAGNE.

dîner son calesero à la cuisine. Celui-ci, qui, dans son âme, pensait faire beaucoup d’honneur à un hérétique en s’accoudant à la même table que lui, ne fit pas une observation, et dissimula son courroux aussi soigneusement qu’un traître de mélodrame ; mais, au milieu de la route, à trois ou quatre lieues de Jérès, dans un désert effroyable, plein de fondrières et de broussailles, notre homme jeta fort proprement l’Anglais à bas de la voiture et lui cria, en fouettant son cheval : « Milord, vous ne m’avez pas trouvé digne de prendre place à votre table ; je vous trouve, moi, don Jose Balbino Bustamente y Orozco, de trop mauvaise compagnie pour être assis sur cette banquette dans ma calesine. Bonsoir ! »

Les servantes et les domestiques sont traités avec une douceur familière bien différente de notre politesse affectée, qui semble à chaque mot leur rappeler l’infériorité de leur position. Un petit exemple prouvera notre assertion. Nous étions allés en partie à la maison de campagne de la señora *** ; le soir, on voulut danser, mais il y avait beaucoup plus de femmes que de cavaliers ; la señora *** fit monter le jardinier et un autre domestique qui dansèrent toute la soirée, sans embarras, sans fausse honte, sans empressement servile, comme s’ils eussent réellement fait partie de la société. Ils invitèrent tour à tour les plus jolies et les plus titrées, qui se rendirent à leur demande avec toute la bonne grâce possible. Nos démocrates sont encore loin de cette égalité pratique, et nos plus farouches républicains se révolteraient à l’idée de figurer, dans un quadrille, en face d’un paysan ou d’un laquais.

Ces remarques souffrent, comme toutes les règles, une infinité d’exceptions. Il y a sans doute beaucoup d’Espagnols actifs, laborieux, sensibles à toutes les recherches de la vie ; mais telle est l’impression générale que reçoit un voyageur après quelque séjour, impression souvent plus juste que celle d’un observateur indigène, moins frappé et moins saisi par la nouveauté des objets.