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VOYAGE EN ESPAGNE.

et charmantes créatures dont un poëte élégiaque serait tout heureux de faire une Elvire. Le mérite des coups est discuté par des bouches si jolies, qu’on voudrait ne les entendre parler que d’amour. De ce qu’elles voient d’un œil sec des scènes de carnage qui feraient trouver mal nos sensibles Parisiennes, l’on aurait tort d’inférer qu’elles sont cruelles et manquent de tendresse d’âme : cela ne les empêche pas d’être bonnes, simples de cœur, et compatissantes aux malheureux ; mais l’habitude est tout, et le côté sanglant des courses, qui frappe le plus les étrangers, est ce qui occupe le moins les Espagnols, attentifs à la valeur des coups et à l’adresse déployée par les toreros, qui ne courent pas d’aussi grands risques que l’on pourrait se l’imaginer d’abord.

Il n’était encore que deux heures, et le soleil inondait d’un déluge de feu tout le côté des gradins sur lesquels nous étions assis. Comme nous portions envie aux privilégiés qui se rafraîchissaient dans le bain d’ombre projetée par les loges supérieures ! Après avoir fait trente lieues à cheval dans la montagne, rester toute une journée sous un soleil d’Afrique, par une chaleur de 38 degrés, voilà qui est un peu beau de la part d’un pauvre critique qui, cette fois, avait payé sa place et ne voulait pas la perdre.

Les asientos de sombra (places à l’ombre) nous lançaient toutes sortes de sarcasmes ; ils nous envoyaient les marchands d’eau pour nous empêcher de prendre feu ; ils nous priaient d’allumer leurs cigares aux charbons de notre nez, et nous faisaient proposer un peu d’huile pour compléter la friture. Nous répondions tant bien que mal, et quand l’ombre, en tournant avec l’heure, livrait l’un d’eux aux morsures du soleil, c’étaient des éclats de rire et des bravos sans fin.

Grâce à quelques potées d’eau, à plusieurs douzaines d’oranges et à deux éventails toujours en mouvement, nous nous préservâmes de l’incendie, et nous n’étions