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Page:Gautier - Voyage en Espagne.djvu/370

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VOYAGE EN ESPAGNE.

de cant et son absence de tout naturel, me produisit un effet comiquement sinistre. Il me sembla que j’étais mis tout à coup en présence du spectre de la civilisation, mon ennemie mortelle, et que cette apparition voulait dire que mon rêve de liberté vagabonde était fini, et qu’il fallait rentrer, pour n’en plus sortir, dans la vie du dix-neuvième siècle. Devant cette Anglaise, je me sentis tout honteux de n’avoir ni gants blancs, ni lorgnon, ni souliers vernis, et je jetai un regard confus sur les broderies extravagantes de mon caban bleu de ciel. Pour la première fois, depuis six mois, je compris que je n’étais pas convenable, et que je n’avais pas l’air gentleman.

Ces longs visages britanniques, ces soldats rouges aux allures d’automates, en face de ce ciel étincelant et de cette mer si brillante, ne sont pas dans leur droit ; l’on comprend que leur présence est due à une surprise, à une usurpation. Ils occupent, mais ils n’habitent pas leur ville.

Les juifs, repoussés ou mal vus par les Espagnols, qui, s’ils n’ont plus de religion, ont encore de la superstition, abondent à Gibraltar, devenu hérétique avec les mécréants d’Anglais. Ils promènent par les rues leurs profils au nez crochu, à la bouche mince, leur crâne jaune et luisant coiffé d’un bonnet rabbinique posé en arrière, leurs lévites râpées, de forme étroite et de couleur sombre ; les juives, qui, par un privilège singulier, sont aussi belles que leurs maris sont hideux, portent des manteaux noirs à capuchon bordés d’écarlate et d’un caractère pittoresque. Leur rencontre nous fit penser vaguement à la Bible, à Rachel sur le bord du puits, aux scènes primitives des époques patriarcales, car, ainsi que toutes les races orientales, elles conservent dans leurs longs yeux noirs et sur leurs teints dorés le reflet mystérieux d’un monde évanoui. Il y a aussi à Gibraltar beaucoup de Marocains, d’Arabes de Tanger et de la côte ; ils y tiennent de petites boutiques de parfums, de ceintures de soie, de pantoufles, de chasse-mouches, de coussins de cuir historiés, et autres menues