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VOYAGE EN ESPAGNE.

diable qui n’avait plus qu’un collet qui lui couvrait à peine l’épaule, et qui se drapait dans les plis absents d’un air si comiquement piteux, qu’il eût déridé le spleen en personne. Les condamnés au presidio (travaux forcés) balayent la ville et enlèvent les immondices sans quitter les haillons qui les emmaillottent. Ces galériens en manteaux sont bien les plus étonnantes canailles que l’on puisse voir. À chaque coup de balai, ils vont s’asseoir ou se coucher sur le seuil des portes. Rien ne leur serait plus facile que de s’échapper, et, comme j’en fis l’objection, on me répondit qu’ils ne le faisaient pas par un effet de la bonté naturelle de leur caractère.

La fonda où nous descendîmes était une vraie fonda espagnole où personne n’entendait un mot de français, il nous fallut bien déployer notre castillan, et nous écorcher le gosier à râler l’abominable jota, son arabe et guttural qui n’existe pas dans notre langue, et je dois dire que, grâce à l’extrême intelligence qui distingue ce peuple, on nous comprenait assez bien. L’on nous apportait bien quelquefois de la chandelle quand nous demandions de l’eau, ou du chocolat quand nous voulions de l’encre ; mais, à part ces petites méprises, fort pardonnables, tout allait pour le mieux. L’auberge était desservie par un peuple de maritornes échevelées qui portaient les plus beaux noms du monde : Casilda, Matilde, Balbina ; les noms sont toujours charmants en Espagne : Lola, Bibiana, Pepa, Hilaria, Carmen, Cipriana, servent d’étiquette aux créatures les moins poétiques qu’on puisse voir ; l’une de ces filles avait les cheveux d’un roux très véhément, couleur qui est très fréquente en Espagne, où il y a beaucoup de blondes et surtout beaucoup de rousses, contre l’idée généralement reçue.

On ne met pas ici de buis bénit dans les chambres, mais de grands rameaux en forme de palmes, tressés, nattés et tire-bouchonnés avec beaucoup d’élégance et de soin. Les lits n’ont pas de traversin, mais deux oreillers