Page:Gautier - Voyage en Espagne.djvu/45

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
39
VOYAGE EN ESPAGNE.

tions que les prodigalités des palais féeriques ne pourraient dépasser ? La race en est-elle donc perdue ? Et nous, qui nous vantons d’être civilisés, ne serions-nous, en effet, que des barbares décrépits ? Un profond sentiment de tristesse me serre le cœur lorsque je visite un de ces prodigieux édifices des temps passés ; il me prend un découragement immense, et je n’aspire plus qu’à me retirer dans un coin, à me mettre une pierre sous la tête, pour attendre, dans l’immobilité de la contemplation, la mort, cette immobilité absolue. À quoi bon travailler ? À quoi bon se remuer ? L’effort humain le plus violent n’arrivera jamais au delà. Eh bien ! l’on ignore les noms de ces divins artistes, et, pour en trouver quelques traces, il faut fouiller les archives poudreuses des couvents. Quand je pense que j’ai usé la meilleure portion de ma vie à rimer dix ou douze mille vers, à écrire six ou sept pauvres volumes in-8o et trois ou quatre cents mauvais articles de journaux, et que je me trouve fatigué, j’ai honte de moi-même et de mon époque, où il faut tant d’efforts pour produire si peu de chose. Qu’est-ce qu’une mince feuille de papier à côté d’une montagne de granit ?

Si vous voulez faire un tour avec nous dans cet immense madrépore, construit par ces prodigieux polypes humains du quatorzième et du quinzième siècle, nous allons commencer par la petite sacristie, qui est une salle assez vaste malgré son titre, et renferme un Ecce Homo, un Christ en croix, de Murillo, une Nativité, de Jordaens, encadrée par des boiseries précieusement sculptées ; au milieu est placé un grand brasero qui sert à allumer les encensoirs et peut-être aussi les cigarettes, car beaucoup de prêtres espagnols fument, ce qui ne nous paraît pas plus inconvenant que de priser du tabac en poudre, jouissance que le clergé français se permet sans aucun scrupule. Le brasero est une grande bassine de cuivre jaune posée sur un trépied et remplie de braise ou de petits noyaux allumés et recouverts de cendre fine, qui font un feu doux. Le brasero