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VOYAGE EN ESPAGNE.

en bruine vaporeuse ou filtraient en larmes de cristal des sources d’eau de roche, et, ce qui me ravit particulièrement, la neige fondue s’amassait dans les creux et formait de petits lacs bordés d’un gazon couleur d’émeraude ou enchâssés dans un cercle d’argent fait par la neige, qui avait résisté à l’action du soleil. Des piliers élevés de loin en loin, qui servent à faire reconnaître la route lorsque la neige étend ses nappes perfides sur le bon chemin et sur les précipices, lui donnent quelque chose de monumental ; les torrents écument et bruissent de toutes parts ; la route les enjambe avec ces ponts de pierre sèche si fréquents en Espagne : on en rencontre à chaque pas.

Les montagnes s’élevaient de plus en plus ; quand nous en avions franchi une, il s’en présentait une autre plus élevée que nous n’avions pas vue d’abord ; les mules devinrent insuffisantes, et il fallut recourir aux bœufs, ce qui nous permit de descendre de voiture et de gravir à pied le reste de la sierra. J’étais réellement enivré de cet air vif et pur ; je me sentais si léger, si joyeux et si plein d’enthousiasme, que je poussais des cris et faisais des cabrioles comme un jeune chevreau ; j’éprouvais l’envie de me jeter la tête la première dans tous ces charmants précipices si azurés, si vaporeux, si veloutés ; j’aurais voulu me faire rouler par les cascades, tremper mes pieds dans toutes les sources, prendre une feuille à chaque pin, me vautrer dans la neige étincelante, me mêler à toute cette nature, et me fondre comme un atome dans cette immensité.

Sous les rayons du soleil, les hautes cimes scintillaient et fourmillaient comme des basquines de danseuses sous leur pluie de paillettes d’argent ; d’autres avaient la tête engagée dans les nuages et se fondaient dans le ciel par des transitions insensibles, car rien ne ressemble à une montagne comme un nuage. C’étaient des escarpements, des ondulations, des tons et des formes dont aucun art ne peut donner l’idée, ni la plume ni le pinceau ; les montagnes réalisent tout ce que l’on en rêve : ce qui n’est pas