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VOYAGE EN ESPAGNE.

apathie ; il faut donc avoir recours aux moyens violents, aux banderillas de fuego : ce sont des espèces de baguettes d’artifice qui s’allument quelques minutes après avoir été plantées dans les épaules du taureau cobarde (lâche), et éclatent avec force étincelles et détonations. Le taureau, par cette ingénieuse invention, est donc à la fois piqué, brûlé et abasourdi : fût-il le plus aplomado (plombé) des taureaux, il faut bien qu’il se décide à entrer en fureur. Il se livre à une foule de cabrioles extravagantes dont on ne croirait pas capable une si lourde bête ; il rugit, il écume et se tord en tous sens pour se délivrer du feu d’artifice mal placé qui lui grille les oreilles et lui roussit le cuir.

Les banderillas de fuego ne s’accordent, du reste, qu’à la dernière extrémité ; c’est une espèce de déshonneur pour la course lorsque l’on est obligé d’y recourir ; mais, lorsque l’alcade tarde trop à agiter son mouchoir en signe de permission, on fait un tel vacarme qu’il est bien obligé de céder. Ce sont des cris et des vociférations inimaginables, des hurlements, des trépignements. Les uns crient : Banderillas de fuego ! les autres : Perros ! perros ! (les chiens !) L’on accable le taureau d’injures ; on l’appelle brigand, assassin, voleur ; on lui offre une place à l’ombre, on lui fait mille plaisanteries, souvent très spirituelles. Bientôt les chœurs des cannes se joignent aux vociférations devenues insuffisantes. Les planchers des palcos craquent et se fendent, et la peinture des plafonds tombe en pellicules blanchâtres comme une neige entremêlée de poussière. L’exaspération est au comble : Fuego al alcade ! perros al alcade (le feu et les chiens à l’alcade) ! hurle la foule enragée en montrant le poing à la loge de l’ayuntamiento. Enfin la bienheureuse permission est accordée, et le calme se rétablit. Dans ces espèces d’engueulements, pardon du terme, je n’en connais pas de meilleur, il se dit quelquefois des mots très-bouffons. Nous en rapporterons un très-concis et très-vif : un picador, magnifiquement vêtu avec