Page:Gautier Parfait - La Juive de Constantine.djvu/10

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Dominique. Tu es donc bien pressé, l’ami ?

Ben Aïssa. Je ne suis pas ton ami.

Dominique. Ça, c’est possible, puisque nous ne nous sommes jamais vus… mais on fait connaissance… Veux-tu fumer une pipe et prendre quelque chose avec moi ?

Ben Aïssa. Non.

Il se retire à l’écart.

Dominique. Est-il peu sociable, ce sauvage-là ! Va, bête brute ! retourne au désert, c’est ta place… J’écrirai à tes parents qu’ils t’ont fièrement mal élevé…. Si ce n’était le conseil de guerre, qui m’oblige à la modération, je t’aurais donné une leçon de politesse !… Refuser une pipe et une demi-tasse, dans quel salon ça se fait-il ? Ma parole, il ne faut pas avoir le moindre usage du monde !… (Tumulte au fond.) Qu’est-ce qu’il y a là ? (L’on entend crier : Chien de Juif ! à bas le Juif ! Paraît Nathan, fendant la foule ; il est suivi de Bethsabée.) Ah ! c’est mon homme, enfin !




Scène IV.


Les Mêmes, NATHAN, BETHSABÉE, portant quelques marchandises.

NATHAN, aux Arabes du fond. Pourquoi me poursuivez-vous de vos cris et de vos insultes ?… Arrière, misérables ! ou je me plandrai au gouverneur !… « Chien de Juif ! » Ils n’ont que ce mot à la bouche… Mahométans et Chrétiens, c’est le seul point sur lequel ils soient d’accord… Et pourtant, j’ai le visage d’un homme ! un sang plus pur et plus ancien que le vôtre, celui des rois de Juda, coule dans mes veines… Ma religion date des Patriarches, et Moïse a devancé vos prophètes de plus de deux mille ans !… (La foule s’éloigne lentement. À lui-même.) Ô profonde abjection d’une race maudite ! Le crucifié aurait-il dit vrai ?…

Il reste un instant comme absorbé ; Ben-Aïssa l’observe de loin.

Dominique. Filons avertir mon lieutenant de son arrivée… mais auparavant réglons nos comptes avec le moricaud… — Holà ! Eh ! de la bicoque !…

Nathan. Allons, Bethsabée, voici les clefs des chaînes et des cadenas… ouvre les volets, et dispose l’étalage…

Dominique. L’autorité recommande de payer la consommation qu’on fait, sous prétexte qu’on est en pays conquis, et qu’il ne faut pas vexer les vaincus… Soyons généreux… (Au Kaouadji, qui se présente.) J’ai huit demi tasses et une pipe… Tiens, voilà quatre sous et ma bénédiction ! La illah il Allah !…

Le Kaouadji. Bôno ! bôno !

Il rentre ; Dominique sort en courant.

Nathan, dans sa boutique, à Bethsabée. L’heure du marché va bientôt sonner, dépêche-toi.

Bethsabée. Oui, maître.

Ben Aïssa, à lui-même. Seul… il est venu seul, comme hier !… Je ne la verrai pas encore aujourd’hui, moi qui ne vis que pour le triste plaisir de l’apercevoir chaque jour un instant ! J’emporte cette image dans mon âme, et je m’enfuis plein de honte et d’amour !… Léa ! ton absence assombrit pour moi toute la nature ! Il me semble que l’aurore ne s’est pas levée ce matin sur le monde… je me sens morne comme la tombe…e reviendrai ce soir… demain… ou plutôt, non, je ne reviendrai pas… J’arracherai de mon cœur cette passion criminelle, au risque de le briser et d’en mourir !

Il sort par la droite.




Scène V.


NATHAN, BETHSABÉE.


Nathan. Mets bien tout en ordre… les bracelets d’argent ici… les coffrets incrustés là-bas… de ce côté, les étoffes tramées d’or… C’est bien… Une autre fois, nous serons plus matineux, car j’ai bâte d’écouler ces marchandises… Je veux, puisque mes frères m’ont choisi pour un de leurs rabbins, liquider mes affaires et me retirer du commerce… J’ai peut-être manqué aujourd’hui de belles chances de vente… Mais il fallait d’abord aviser au mariage de ma fille… il est enfin arrêté. Je te dis cela, à toi, parce que tu es de la famille… Tu as nourri Léa, et le lait donné à l’enfant fait de la servante presque une mère…

Bethsabée. Une mère ne l’aimerait pas d’un amour plus profond !

Nathan, sortant de sa boutique. Elle a perdu la sienne, et tu la remplaces… Aussi veille bien sur notre fille. Depuis quelque temps, je l’ai remarqué, elle est circonvenue d’obsessions inquiétantes. Ces Francs, pour qui troubler le cœur des femmes semble être la seule occupation de la vie, se montrent bien empressés autour d’elle ; et plus d’un qui me marchande une pierre fine ou un bijou d’or est plus occupé des yeux de la belle Juive, comme il l’appelle, que de ce qu’il achète… Il est temps que cela finisse ! Léa ne peut être la femme ni d’un Chrétien ni d’un Musulman ; race, religion, préjugés, tout s’y oppose. Celle dont les ancêtres ont leurs noms inscrits dans la Bible de Dieu, et régnaient en souverains sur la terre promise, ne doit contracter d’alliance ni avec ces barbares sans foi, ni avec