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Page:Gautier Parfait - La Juive de Constantine.djvu/17

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Kadidja. Je viens, au contraire, pour en empêcher un.

Nathan. Allons ! parle… je t’écoute.

Kadidja. Ta fille…

Nathan. Hein ! Par le Dieu de Moïse ! prends garde à tes paroles !

Kadidja. À peine ai-je prononcé un mot, et voilà que ton rire sardonique et ton insouciance t’abandonnent !

Nathan. Poursuis.

Kadidja. Je suis sûre maintenant d’avoir un auditeur attentif… Ta fille est belle…

Nathan. Est-ce là le secret que tu venais me confier si mystérieusement ?

Kadidja. Attends. Léa est aimée d’un Français, d’un Chrétien…

Nathan. Oui… cette pureté de traits qu’elle tient de la noblesse de sa race l’a fait remarquer de plusieurs d’entre eux, je le sais… mais la foi religieuse, le sentiment de l’honneur sont assez haut portés chez nos femmes et nos filles pour que je n’aie rien à craindre des séducteurs…

Kadidja. Tu te trompes, vieillard… elle a écouté les perfides paroles de l’un d’eux…

Nathan. Léa ? ma fille ?

Kadidja. Elle l’aime…

Nathan. Calomnie !

Kadidja. Elle le lui a dit…

Nathan. Impossible !

Kadidja. Elle le lui a écrit…

Nathan. Tu mens !

Kadidja. Le mensonge habite sur les lèvres des Juifs et des Francs : il est inconnu aux nôtres… Je te répète que ta fille est la maîtresse du lieutenant Maurice d’Harvières !

Nathan. Maurice d’Harvières !… Léa, sa maîtresse ?

Kadidja. Je puis te le prouver.

Nathan. Oh ! non, non… tu ne le prouveras pas… c’est impossible… tu veux tenter mon courage !… Voyons, conviens que tu n’as pas de preuves, et je te pardonnerai ce jeu cruel !

Kadidja, lui donnant un portefeuille. Tiens, ouvre ce portefeuille…

Nathan, le prenant. Que je l’ouvre ?… Qui te l’a donné ? d’où vient-il ?

Kadidja. L’amant de ta fille… (mouvement de Nathan) oui, l’amant de ta fille l’a perdu dans un combat contre les gens de ma tribu ; c’est ainsi qu’il est tombé entre mes mains et que j’ai découvert le funeste secret…

Nathan, hésitant à ouvrir le portefeuille. Ô mon Dieu… mon Dieu… se pourrait-il que Léa… je ne puis le croire, et pourtant je frissonne, j’ai peur !… (Il tire vivement quelques papiers et y jette les yeux.) Son écriture !… des lettres d’elle ! (Lisant avec un tremblement convulsif.) Malédiction !… elle l’aime !… c’est vrai ! c’est vrai !…

Kadidja. Eh bien ! tu vois…

Nathan, cherchant à se contenir. Oui… je vois qu’elle l’aime… en effet… mais elle n’est pas sa maîtresse… non, non… Léa n’a pas à rougir devant son père ni devant ceux de sa tribu…

Kadidja. Crois-tu donc que ces Français soient gens à respecter l’honneur d’une jeune fille qui se livre ainsi ? Ne se font-ils pas une gloire de séduire les femmes ?

Nathan. Léa est sévèrement gardée… elle ne s’est jamais trouvée seule avec cet homme.

Kadidja. Tu t’abuses encore : ce matin même, tu as vendu à Maurice un portefeuille brodé par ta fille, et contenant un billet où elle lui donnait un rendez-vous…

Nathan. Il n’y est pas venu… il n’aurait pu pénétrer dans cette maison…

Kadidja. Je l’en ai vu sortir tout à l’heure.

Nathan. Oh ! va-t’en ! va-t’en ! toi qui as amené ici le désespoir… toi qui viens de me déchirer l’âme… J’ignore quel motif t’a fait agir, mais je te maudis !

Kadidja. Quel motif m’a fait agir ?… À quoi te sert ta longue expérience ? ne l’as-tu pas déjà deviné ? Moi aussi, j’aime ce Maurice… je l’aime, et il me dédaigne !… comprends-tu ? je me suis vengée !

Elle sort.




Scène VI.


NATHAN, seul

Ah ! je ne m’attendais pas à ce coup terrible ! Honte et désespoir ! Léa, ma fille, flétrie, déshonorée, perdue !… cette chaste gloire de mes vieux ans éclipsée à jamais !… Je voudrais en douter !… mais non, les preuves sont là, réelles, accablantes !… Pourtant, je ne puis croire de sa part à un oubli de toute pudeur… ce serait trop affreux !… — Allons ! je veux qu’elle s’explique… et si sa faute est irréparable, point de pitié, sa sentence est dictée ! (Léa paraît.) C’est elle…




Scène VII.


NATHAN, LÉA.


Léa. Mon père, vous voilà !

Nathan. Oui… approche et écoute-moi !

Léa. Mon Dieu ! qu’avez-vous ?

Nathan. J’ai à te dire… qu’il faut conclure dès demain le mariage dont je t’ai parlé…

Léa, à part. Ciel !… (Haut.) Moi, vous quitter, mon père !

Nathan. Il est dit dans la Bible : « La femme quittera son père et sa mère pour suivre son époux. »