Page:Gautier Parfait - La Juive de Constantine.djvu/20

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Nathan. Je ne suis que juste… Puis-je oublier qu’il a ravagé ma vie, ôté l’espoir de ma vieillesse ? N’est-ce pas lui qui t’a perdue et qui nous impose à tous deux le triste sacrifice que nous accomplissons ?

Léa, comme se parlant à elle-même. Hélas ! il va partir ignorant à quoi je me résigne.

Nathan. Son absence me permet de n’avoir en tout ceci, d’autre confident que moi-même, de rester le seul maître de mon secret, jasqu’à l’heure où tu te réveilleras dans le caveau funèbre… La main étrangère où étaient tombées les lettres qui t’accusent est maintenant désarmée, puisque je les possède, et devant tous, je renierais ta faute, comme je te renierais toi-même !… Allons voici le jour… Jusqu’à présent, j’ai pu te veiller seul ; mais dans quelques instants, les amis, les serviteurs de la maison, vont venir, suivant l’usage, pour te dire un éternel adieu… La blanche poussière dont nous couvrons, dans nos rites, le front des trépassés t’a déjà prêté la pâleur des habitants de la tombe ; ce narcotique va te donner leur immobilité…

Léa. Oh ! non, non, pas encore !… Plus tard, mon père, quand les hommes reviendront, il sera temps… Laissez-moi vivre jusque-là… que je puisse regarder encore la lumière à travers mes cils fermés… Cette nuit épaisse, sinistre, me fait frissonner… Je ne veux m’y plonger qu’au dernier moment !

Nathan. Tu as pu tromper l’œil indifférent des rabbins ; mais tout à l’heure vingt regards amis seront fixés sur toi… Un muscle de ton visage pourrait tressaillir, ta respiration soulever les plis du suaire… songe qu’il y va de ton honneur et de mon existence… Il faut que tu sois morte pour tous, ou je cesse de vivre moi-même !

Léa. Eh bien ! donnez… donnez…

Nathan, lui remettant le flacon. Tiens… (On frappe.) Ce sont eux… Hâte-toi d’en finir.

Léa, buvant. Ô Maurice ! Maurice ! c’est pour toi !…

Elle tombe lentement sur l’oreiller.

Nathan, se rapprochant d’elle. Voici déjà le sommeil qui la saisit… Léa ! Léa ! (Après une pause) Elle a tellement les apparences de la mort que je frémis en la regardant, moi qui la sais vivante !… Allons, je puis ouvrir maintenant… L’ange des tombeaux s’y tromperaient !

On frappe de nouveau ; il va ouvrir la porte.




Scène III.


Les mêmes, BETHSABÉE, Amis et Serviteurs de Nathan

Nathan revient se placer à la tête du lit de parade, auprès duquel Bethsabée s’agenouille en pleurant ; les Nègres disposent des cassolettes sur des trépieds et y font brûler des parfums, tandis que des jeunes filles jettent des fleurs effeuillées sur le corps de Léa ; tous les hommes tiennent à la main une branche de sycomore.


CHŒUR.

Ô sort cruel, à mort, grande ennemie !
Ô coup soudain qui brise tant d’espoir !
Du long sommeil elle s’est endormie,
Et de son jour l’aurore fut le soir !

LES JEUNES FILLES.

Sur l’oreiller où, froide, elle repose,
Laissons tomber une larme, une fleur,
Et que sa joue, aux feuilles de la rose.
Prenne un reflet pour cacher sa pâleur.

LES JEUNES GENS.

Hélas ! pourquoi sa pudeur virginale
A-t-elle pris le trépas pour époux,
Et le cercueil pour couche nuptiale ?…
Un seul bonheur eût fait trop de jaloux !

REPRISE DU CHŒUR.

Pendant cette reprise, deux Jeunes Filles ferment les rideaux du lit, et tout le monde, hors Nathan, entre dans la chambre à gauche ; Maurice, pâle, agité, parait à la porte de droite, et s’arrête un instant sur le seuil ; il est en tenue de route. </poem>




Scène IV.


NATHAN, MAURICE.

Maurice, à lui-même. Ô mon Dieu ! cette maison ouverte… ces chants lugubres… Que se passe-t-il donc ici ?…

Nathan, tressaillant. Le Français ! tout est perdu !

Maurice, apercevant Nathan et s’avançant vers lui. Nathan, que signifie cet appareil funéraire ?… Où est ta fille ? Réponds ! réponds !

Nathan, à demi-voix. Ma fille ! c’est elle que tu demandes ?… Elle que tu viens poursuivre jusque sous mes yeux ?… Ne l’as-tu donc pas assez déshonorée, toi qui lui as fait oublier sa pudeur et abjurer sa foi ?… Oh ! ne cherche pas à nier, je sais tout !

Maurice. Dès demain, tu aurais appris ce secret de ma bouche… aussi, je n’essayerai pas de subterfuge… Mais au nom du ciel ne prolonge pas mes angoisses… où est Léa ? je veux la voir !

Nathan. Tu veux la voir, dis-tu ?… (Ouvrant les rideaux du lit et montrant Léa.) Regarde… la voici !…

Maurice, avec épouvante. Morte !… est-il possible ?… est-ce bien elle, mon Dieu ?… morte si jeune, si belle, et lorsqu’hier encore… Oh ! ce coup terrible, imprévu, anéantit mon courage… Je voudrais… je ne