Page:Gauvreau - Au bord du Saint-Laurent, 1923.djvu/59

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de proche en proche comme une immense traînée de poudre, et trois heures après le dernier éveil, toute la paroisse de Trois-Pistoles, très populeuse alors, avait les yeux tournés vers cette vaste richesse, cet énorme et facile butin, cette proie valant de l’or qu’offrait le fleuve.

Tout ce que la paroisse comptait d’hommes disponibles s’arma qui d’un couteau, qui d’une hache, qui d’une masse, d’une traîne, d’un canot, et cette foule, cette multitude, se dispersa sur la glace. C’était bien, en effet, des loups-marins que l’on avait aperçus de la côte, et il y en avait des milles et des milliers. Ils étaient aussi nombreux que gros et gras, et jamais richesse plus grande, jamais chasse plus facile ne s’étaient offertes à ces braves gens, qui savaient tout aussi bien bâtir deux églises à la fois, qu’éventrer un loup marin et chasser les gros carnassiers des bois.

Le massacre commença ; ce fut une tuerie sanglante, une hécatombe horrible où les hommes et les bêtes se trouvaient confondus. Le sang ruisselait partout, à larges flots noirs, et la glace, miroir limpide d’un moment, ne devint plus que le plancher visqueux des halles, où l’on abat les animaux amenés à la boucherie.

Les loups-marins, rendus furieux par l’attaque et le carnage, sans défense sérieuse, moitié assommés, hurlant de rage, se dressaient droits comme des guerriers prêts à mourir, montrant leurs crocs d’ivoire et lançant dans le vide leurs nageoires d’avant, leur seule arme, leur seule défense, et le paysan grisé par le gain, par l’appât, sans crainte ni frayeur, saisissait son large couteau de boucherie, et le plongeait inhumainement dans le ventre de la victime. Le loup marin tombait sur la glace, moitié ouvert, perdant ses entrailles et expirant dans des sursauts et des heurts impossibles.

L’ennemi vaincu était dépecé aussitôt ; on enlevait la graisse adhérente à la peau, et on en faisait des monceaux, des piles énormes qui prenaient, de terre, l’aspect de tumulus funéraires où l’on aurait enseveli les morts de la grande famille des amphibies.

Et le massacre continuait, furieux, horrible, sans trêve ni merci ; mais les heures coulaient rapidement, le soleil décli-