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nait à l’horizon avec une rapidité prodigieuse, et les ombres du soir allaient s’allonger bientôt sur les champs et les mers.

Déjà la file des voitures arrivait sur la grève. Les chevaux étaient dételés au rivage, et les traines amenées à bras sur la glace pour être remplies jusqu’aux « ambines »[1] de la précieuse dépouille des loups marins.

Ce travail de partage était plus difficile qu’on ne le pense. En bons normands comme toujours, nous allions dire en bons plaideurs comme jadis, nos gens se disputaient maintenant la propriété des tumulus, des amas de peaux et de graisses, et pendant ce temps, l’heure fuyait toujours, les traînes ne s’emplissaient pas, et les chevaux, sur la grève, attendaient vivement l’arrivée du fardeau qu’ils devaient monter au village.

Plus de sept cents loups-marins gisaient là, sur la glace, et c’était encore horriblement beau que de voir cette animation, ce va et vient, toute cette vie de foumilière, où hommes et dépouilles de bêtes se confondaient dans un ensemble qui prenait, du village, des aspects fantastiques. C’était là, assurément, le plus joli tableau, genre marin, qui se soit jamais vu. Quel vaste sujet pour un peintre épris de l’art ! Quel beau drame à faire, et que nous voudrions bien avoir le talent descriptif d’un Victor Hugo, ou d’un Jean Richepin, deux amants de la mer et de ses drames, pour montrer, dans toute sa grandeur, le poëme épique qui se déroulait, vivant, sous les regards de tous.

Pendant qu’on se disputait les richesses de la mer, richesses d’un moment comme tout ce qui est de la terre, pendant qu’on chargeait, en se disputant, les lourds ballots de graisses sanguinolentes amassés avec peine, on ne s’apercevait pas que le vent de terre faisait son œuvre, et que la glace, devenue plancher mouvant, se détachait lentement de la rive, et prenait le chemin du large.

Un cri soudain, pareil à une clameur immense venue de la rive, fit redresser les têtes penchées et toutes à leur ouvrage, toutes au gain de l’heure présente, et les regards inquiets in-

  1. Ce mot populaire ne se trouve pas dans le Glossaire franco-canadien du regretté Oscar Dunn.