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Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 1.djvu/133

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UN COUP DE CANIF

par gustave droz

Personne n’ignore que Robert adorait sa femme. Il l’avait épousée par amour, vous le savez comme moi, et il s’était jeté avec un tel enthousiasme dans sa nouvelle vie, que du jour au lendemain toutes ses relations furent brisées comme verre. Il s’enferma dans son sanctuaire, mit la clef en dedans et dégusta son bonheur goutte à goutte. Lorsqu’on le rencontrait, il vous disait un mot à peine : il avait coupé ses favoris, ne portait plus que les moustaches et ne quittait pas les cravates bleues. Il semblait avoir peur de son passé, tant il prenait de soin à éviter ceux qui pouvaient lui en rappeler le souvenir. Il paraissait préoccupé, vous regardait à deux fois, avant de vous reconnaître, et vous répondait comme le fait un homme durant l’entr’acte, lorsqu’il est pressé de regagner sa stalle. Raoul n’était pas le premier chez lequel je remarquais ces façons d’être. Presque tous les jeunes mariés se ressemblent : ils acquièrent tout à coup une circonspection, une dignité particulière aux gens qui ont gagné un gros lot, aux francs-maçons nouvellement initiés, et aux conspirateurs qui viennent de prêter serment.

Ils ne lisent plus les mêmes journaux, changent de tailleur et démoliraient Paris tout entier, n’était la dépense, pour anéantir sous les décombres toutes les Nana et Nini qui parfois encore leur sourient en passant.

Raoul fut ainsi pendant huit mois environ. Vers le milieu du neuvième, il y eut un relâchement dans ses habitudes.

On le rencontra plus souvent ; ses favoris commencèrent à repousser et les cravates bleues se montrèrent moins fréquemment ; il avait repris l’usage du cigare, marchait plus lentement et flânait volontiers. Ce n’est pas qu’il fût moins heureux dans son intérieur, ou qu’il aimât moins sa jolie petite femme ; car je me souviens qu’à cette époque même je le rencontrai à une pièce fort en vogue où il était venu seul, et lui ayant demandé des nouvelles de sa femme, il me répondit en confidence et avec un grand accent de franchise :

« Mon cher, c’est un trésor ! »

Quand un mari dit cela aussi nettement, il y a lieu de croire, n’est-