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Mlle Ligny de Crivelin, tu as usé d’un titre également faux. Ceci est incontestable. Maintenant raisonnons :

« Pour avoir apposé une autre signature que la mienne au bas d’un papier timbré, j’ai été condamné à quinze ans de travaux forcés. Je suis misérable et déshonoré, et je ne dois de ne pas être au bagne qu’à la réputation que j’ai d’être mort. Toi, au contraire, pour t’être servi faussement d’un acte authentique, pour avoir enlevé à d’autres héritiers une immense succession au moyen de cet acte, tu es riche, honoré, tu nages dans l’opulence et les fêtes ; ce n’est pas juste.

« — Mais que prétends-tu, malheureux ! voudrais-tu m’enlever Adèle ? Ah ! misérable ! mais sa mère, car ma pauvre femme est sa vraie mère, voudrais-tu la tuer ? Oh ! je préférerais dire la vérité, et les tribunaux me la laisseraient, j’en suis sûr.

« — C’est à savoir. Mais la question n’est pas vidée, et voici un point important : le testament de M. de Crivelin est fait en faveur de Mlle Adèle Ligny. Si je prouve que l’héritière n’était pas la demoiselle Ligny, je la ruine, je te ruine, je vous ruine. C’est une bêtise que je n’ai pas envie de faire. D’ailleurs, je suis trop bon père pour commettre une pareille cruauté pour rien. Mais tu sais qu’il est dit dans la morale des honnêtes gens qu’un bienfait n’est jamais perdu ; en conséquence de cette maxime, je me fais votre bienfaiteur. Cette fortune que je puis vous ravir à tous, je vous la laisse ; c’est comme si je vous la donnais : ce bonheur que je pourrais anéantir d’un mot je le respecte, c’est comme si je le faisais : ta femme, qui mourrait de cette découverte, je la laisse vivre, c’est comme si je la sauvais de l’eau ou de l’incendie ; cette fille chérie dont je perdrais sans retour toutes les espérances, je lui permets d’épouser son amoureux. Qu’est-ce que je fais donc ? Je te fais riche et heureux ; je sauve la vie à ta femme ; je marie ma fille à un homme d’un nom honorable, d’une famille noble ; en vérité, on n’est pas plus vertueux, on n’est pas plus bienfaiteur, on n’est pas plus Montyon que ça : le bienfait déborde, et comme il est dit qu’un bienfait n’est jamais perdu, tu me donnes un million.

« — Un million, juste ciel ! s’écria M. de Crivelin.

« — Un bienfait ne peut pas être perdu, dit le misérable.

« — Mais tu oublies, reprit M. de Crivelin, que je puis t’envoyer au bagne. »

« Le scélérat se lève, l’œil sanglant, la bouche écumante :

« — Pas de menaces de ce genre, ou je te force à me demander