Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 1.djvu/166

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ces heureux vous importune et vous pèse. En voulez-vous de leur joie, jeune homme ? Oh ! qu’à l’heure qu’il est ils changeraient bien et leurs riches appartements, et leurs équipages, et leurs millions, pour votre mansarde, votre parapluie et vos dix-huit cents francs ! »

J’ai dit, je crois, que Riponneau avait le front bas et les cheveux plantés en brosse, et j’ai ajouté que cela lui donnait un air d’obstination, et l’air n’était point menteur. Ne pouvant nier le malheur, il voulut le justifier ; voici comment :

« Ma foi, dit-il, s’ils sont malheureux, ils le méritent bien.

— Bah ! fit le voisin.

— Quand on fait des actes pareils et qu’on en reçoit le châtiment, cela est logique. Je les plains, voilà tout ; et certainement je ne voudrais pas être à leur place. D’ailleurs, leur malheur a dépendu d’un accident qui pouvait ne pas arriver ; auquel cas, rien ne venait troubler leur félicité. Tenez, par exemple, voilà M. Domen ; celui-là, certes, a fait dans sa vie plus d’une faute, et de celles que le monde ne pardonne pas d’ordinaire. Eh bien ! parce qu’il est riche, parce qu’il a un nom et du talent, tout est accepté. On l’admire, même on l’applaudit pour ce qui serait la honte et le désespoir d’un autre : il est heureux, et je ne vois pas ce qui pourrait venir troubler son bonheur. Ce ne serait certes pas la découverte de sa fausse position, car il s’en fait gloire ; il la porte avec assez d’orgueil pour que je trouve que ce soit de l’insolence.

— Ah ! dit le voisin, vous enviez cela, et vous n’êtes pas le seul. En effet, il a cherché la gloire et la fortune dans les arts, et il a trouvé fortune et gloire. Il a aimé une femme qui était mariée, il l’a audacieusement enlevée à son mari ; et plus audacieusement encore, il a fait taire le mari en le menaçant de démasquer toutes les hideuses saletés par lesquelles ce mari a poussé une femme bonne, noble, charmante, à se donner à un autre. Il ne s’est pas arrêté là ; il a pris cette femme sous sa protection, il a proclamé tout haut son amour, son adoration, son respect pour elle. Et cette femme, on l’a respectée du respect qu’il lui montrait ; on s’est dit qu’elle ne pouvait inspirer de pareils sentiments sans les mériter ; et peu à peu cette existence a été tolérée par tous, admise souvent. Et comme la richesse l’accompagne, s’il plaît à Domen d’ouvrir sa maison, tout ce qu’il y a de grands artistes à Paris, tout ce qu’il y a de noms célèbres, se pressent dans ses salons. S’il voyage, on le reçoit comme un roi ; on le fête, on le complimente, et cette femme prend la moitié de toute cette gloire, de tout ce bonheur.