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— Eh bien ! monsieur, fit Riponneau, ceux-là sont heureux, j’espère ; et vous venez de peindre leur bonheur en traits qui ne sont pas exagérés assurément, et contre lesquels vous n’avez probablement rien à dire.

— Leur bonheur ! fit le voisin avec un accent plein d’amertume ; leur bonheur ! répéta-t-il. Oh ! oui, la surface est riante, dorée, et fleurie et resplendissante. Mais déchirez ce voile, pénétrez au delà de ce qu’on vous montre, et vous trouverez la plaie, la plaie ardente, douloureuse, gangrenée et incurable. Cette existence vous fait envie ; demandez plutôt l’enfer, la misère, la faim.

— Comment ça, comment ça ? dit Riponneau.

— Vous disiez tout à l’heure que c’était un hasard qui avait fait le malheur de M. et de Mme de Crivelin, et que si ce hasard ne fût pas arrivé, ils eussent été heureux malgré la faute ; que ce hasard disparaisse, que ce Marsilly meure, et voilà tout le bonheur revenu : c’est possible. Mais dans ce bonheur que vous enviez, dans ce bonheur de M. Domen et de sa belle maîtresse, Mme de Montés, le malheur est un hôte constant qui ne les a pas quittés un moment, et qui ne les quittera jamais. Il est assis à leur table, il monte dans leur voiture, il veille à leur chevet. Il est de toutes les heures et de tous les moments de la vie. L’orgueil recouvre de son manteau de pourpre la blessure des deux victimes, mais elle saigne toujours.

— Voyons, voyons, fit Marc-Antoine, voilà de bien belles phrases ; mais sans connaître personnellement M. Domen, je vois bien des gens qui sont presque toujours avec lui, et qui seraient fort embarrassés de dire quel malheur il a pu lui arriver. Au contraire, c’est à chaque instant des exclamations sur les chances inouïes qui servent tout ce qu’il entreprend. En quoi est-il donc malheureux ?

— En tout ; il n’a pas eu un malheur comme vous l’entendez, mais tout est malheur pour lui.

— Allons donc !

— Tout ; et ce qu’il y a de plus affreux, c’est que la douleur lui vient par les portes les plus basses, comme par les hautes.

— Ah bah !

— Écoutez. Un jour, il fut invité à un bal avec Mme de Montès chez des amis qui, ayant pénétré dans le secret de cette liaison, l’avaient pardonnée et s’étaient senti le courage de la protéger aux yeux du monde. Mme de Montès entre, prend place, sans que rien indique la moindre