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désapprobation de la part de personne. On danse ; mais quand la contredanse est finie, les deux femmes qui se trouvaient assises chacune d’un côté de Mme de Montès ne reprennent pas leur place, et elle reste encadrée dans ce vide, exposée dans ce pilori de soie. Le bal continue, personne ne l’invite : Domen n’accepte la leçon ni pour lui ni pour Mme de Montès, et la conduit lui-même à la contredanse ; personne ne s’en montre irrité ; mais le vis-à-vis qui était en face de lui fait semblant de s’être trompé de place et se glisse doucement de côté. L’insolence partait d’une femme qui avait eu trente amants, mais dont le mari était là. Enfin si ce n’eût été un jeune homme de dix-huit ans qui menait par la main une enfant de quinze ans, tous deux ne voyant devant eux qu’un danseur et une danseuse ; si ce n’eussent été ces deux innocents, Domen et Mme de Montès restaient là, abandonnés et répudiés. Croyez-vous que ce bal qui vous semble un triomphe n’eût pas été payé cruellement cher ?

— Et c’était toujours ainsi ?

— Non assurément, voisin ; et jamais ni l’un ni l’autre n’eussent supporté deux fois cet affront ; mais ne suffit-il pas de l’avoir souffert pour le craindre sans cesse ? Ce fut alors que Mme de Montès prit pour la retraite ce goût qui n’est qu’un exil qu’elle s’impose. Domen l’aimait, et Domen voulut lui faire une maison charmante : les hommes y vinrent en foule, les femmes s’en tinrent écartées. Quelques maris eurent le courage d’y conduire leurs femmes, car ils avaient pu apprécier ce qu’il y avait de véritable honneur et de dévouement dans cette position coupable. Ils l’osèrent une fois, ils ne l’osèrent pas deux. Après l’insulte qui repousse, l’insulte qui déserte.

« Et maintenant, monsieur, une fois ce levain jeté dans cette existence, tout s’y est aigri, tout. Si dans une promenade un ami passe sans les voir, ce n’est pas qu’il ne les ait vus, c’est qu’il a honte de les saluer. Si dans la maison il se trouve un domestique insolent, il ne l’est que parce qu’il se croit le droit d’insulter une femme qui ne porte pas le nom de son maître. Et dans ces voyages dont je vous parlais, un homme abordera M. Domen ayant Mme de Montés à son bras ; et il dira à M. Domen qu’il est heureux et fier de rencontrer un sculpteur aussi illustre, un rival de Thorwaldsen et de Canova ; et comme cet homme ne sait de Domen que la vie de l’artiste, il s’inclinera en souriant vers la femme qui est au bras du grand artiste, en la félicitant de porter un nom aussi illustre.