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jugement cruel contre elle-même. Le malheur est dans la lutte, et il y est si poignant, si actif, qu’il brûle et dessèche cette vie, qu’il la menace, qu’il la tue.

— Eh bien ! reprit Riponneau, si à mon compte je ne comprends pas le malheur, il me semble qu’au vôtre il n’existe pas de bonheur sur la terre.

— Bien au contraire, il y a les gens qui ne sentent rien, qui n’éprouvent rien, qui n’aiment rien…

— Et quels sont-ils ? »

Le voisin prit une figure sinistre, et répondit avec un mauvais rire :

« Il y a les morts. »

Marc-Antoine eut peur, et comme il se fit un moment de silence presque solennel, ils entendirent, à travers la cloison qui les séparait, comme le bruit d’une chute, puis de longs gémissements étouffés.

« C’est notre voisine ! s’écria Riponneau.

— Oui, fit le voisin en haussant les épaules, elle gémit.

— Mais il se passe quelque chose d’extraordinaire, sentez-vous cette odeur de charbon ?

— Je la connais, répondit le voisin sans se déranger,

— Il y a là un malheur.

— Ce n’est pas mon avis.

— C’est un suicide.

— Vous voyez bien.

— Ah ! courons.

— Laissez-la faire, elle a sans doute, pour agir ainsi, des raisons que nous ne connaissons pas. »

Riponneau jeta sur le vieux voisin un regard furieux d’indignation ; le vieux voisin haussa encore les épaules et rit au nez de Riponneau. Quant à celui-ci, il courut à la porte de Juana (la voisine s’appelait Juana) et flanqua un coup de pied dans la porte ; la porte, en sa qualité de porte de mansarde, se brisa du premier coup, et Riponneau entra dans une atmosphère d’asphyxie qui le suffoqua. Un corps blanc couché sur le carreau frappa ses yeux, il se baissa, le prit dans ses bras, l’emporta dans sa chambre, le déposa sur son lit.

Oh ! que Juana était belle ainsi, quoique déjà ses lèvres fussent presque violettes, quoiqu’une légère écume bordât les coins de sa bouche.

La jeune fille s’était couchée après avoir allumé le réchaud fatal,