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Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 1.djvu/58

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méfiant d’une feuille de papier imprimée. Il y a de fort bons livres qui ne se vendent pas, Excellence ; heureusement qu’il en est d’exécrables dont la foule capricieuse raffole.

— Alors cela fait compensation, dit Flammèche en riant.

— Pas toujours, répondit le petit homme. Les livres qui se vendent sont des oiseaux rares, on en compte un sur cent ; l’opération du libraire ne ressemble à aucune autre. Le beau papier blanc lui coûte deux francs le kilo. Quand il a dépensé quatre francs en plus pour enrichir ce kilo de papier de belles gravures et d’un beau texte imprimé à grand frais, si le public n’en veut pas, le kilo de papier imprimé et illustré, qui finalement a coûté six francs au libraire, ne représente plus que quatre sous chez l’épicier. C’est peut-être la seule industrie où la main-d’œuvre fasse perdre plus des trois quarts de sa valeur à la matière première.

— Diantre ! dit Flammèche, je plains les éditeurs.

— Je ne les plaindrais pas, dit le petit homme, et leur métier serait d’or, si, par un procédé quelconque, on pouvait rendre aux montagnes de papier imprimé qui s’accumulent dans leurs magasins leur blancheur première ; malheureusement le secret reste à trouver. Je ne sais pas, en vérité, à quoi pensent messieurs les chimistes. Quel service ils rendraient aux lettres et à l’humanité si, de tout le papier inutilement noirci de stériles chefs-d’œuvre, ils pouvaient refaire, par un lavage quelconque, de beau papier blanc bien innocent ! Mais ce n’est pas tout. Quand le livre est imprimé, il faut le faire connaître, l’annoncer, ce qui est ruineux, et le répandre, ce qui n’est pas une petite affaire. Cent mille prospectus ne pèsent pas une once devant l’incrédulité publique ; et puis, s’il faut tout vous dire, la France, qui est le pays le plus spirituel de l’Europe, est celui qui lit le moins. Le Français, le Parisien surtout, n’est vraiment curieux que de lui-même. Quand un vrai Parisien spirituel est tout seul, il a, en somme, la société qui lui convient le mieux, il est avec quelqu’un qui lui plaît, qui l’ennuie moins qu’un autre, qui ne lui fait que des histoires à son gré, et qui ne le force à aucun travail qui le contrarie. Un livre est toujours un peu un professeur de quelque chose, une sorte de redresseur de torts. Le Parisien n’aime pas cela. Rien ne peut lui ôter de la tête que ce qu’il sait le mieux, c’est ce qu’il n’a jamais appris. Bref, nous sommes charmants seigneurs, mais ignorants comme des carpes.

— Vous n’êtes pas vaniteux, du moins, dit Flammèche.