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Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 2.djvu/117

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Les deux provinciaux quittèrent le bal. — Ils sont probablement de retour dans leur endroit, où on jase beaucoup des orgies qu’ils viennent tous les ans faire à Paris.


Les domestiques. — Ce qui se perd de plus en plus, c’est la race des domestiques de l’école admirative. Nos gens sont tous aujourd’hui infectés de l’esprit de Figaro : ils sondent nos misères et nos faiblesses ; le socialisme leur a fait entrevoir une ère de réparation où tous les maîtres seront des grooms et tous les grooms des bourgeois. — Le seul souci de ces messieurs, c’est de savoir si nous avons assez d’intelligence pour les bien servir.

Il n’en était pas ainsi, il y a encore moins de quarante ans.

Chateaubriand avait un domestique nommé ou surnommé Toby. C’était un garçon assez lettré pour s’intéresser à la gloire de son maître, et il s’y intéressait tellement, que, toujours en extase devant le génie de l’auteur d’Atala, il oubliait tout à fait de décrotter les bottes de M. le vicomte ; — Quand celui-ci lui faisait un reproche de sa négligence, Toby répondait : « M. le vicomte connaît bien mon tempérament : je viens de relire René, et cette lecture a la propriété de m’abrutir pendant trois jours au point de vue de mes devoirs domestiques. — Ce n’est pas impunément qu’on élève son âme dans les régions où plane le génie de M. le vicomte : vus de cette hauteur, un parquet à cirer et une paire de bottes à décrotter paraissent des choses bien méprisables ! »

Un jour, un vieux marin napolitain se présenta pour faire visite à M. de Chateaubriand. Cet homme avait le teint cuivré, des cheveux blancs relevés en nattes sur le front, et il portait de grandes boucles d’oreilles en or. Toby courut au cabinet de son maître : » Ah ! monsieur, s’écria-t-il tout ému, quel événement ! Un Natchez qui vient vous voir ! »

Quand Chateaubriand fut bien blasé sur l’admiration de ses contemporains (à laquelle il n’était nullement indifférent), il cessa de trouver du charme dans le fanatisme de Toby. Il profita d’un voyage, lui donna une cinquantaine de louis, et le congédia.

Toby fut très-amer dans la scène de la séparation. « M. le vicomte me renvoie ! Ce n’est ni lord Byron ni Walter Scott qui auraient renvoyé un domestique aussi attaché aux livres de son maître. Louis XVI avait bien raison de dire : « Tous les Français sont des ingrats ! » Si j’avais vécu du temps d’Homère, j’aurais été son fidèle serviteur et, au besoin,