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dont les yeux et la langue sont également redoutables. Elles aiment, non pas la bonne, mais la jolie chère : sucer des écrevisses, gober des cailles au gratin, tortiller l’aile d’un coq de bruyère, et commencer par un morceau de poisson bien frais relevé par une de ces sauces qui font la gloire de la cuisine française. La France règne par le goût en tout : le dessin, les modes, etc. La sauce est le triomphe du goût en cuisine. Donc grisettes, bourgeoises et duchesses sont enchantées d’un bon petit dîner arrosé de vins exquis, pris en petite quantité, terminé par des fruits comme il n’en vient qu’à Paris, surtout quand on va digérer ce petit dîner au spectacle, dans une bonne loge, en écoutant des bêtises, celles de la scène, et celles qui se disent à l’oreille pour expliquer celles de la scène. Seulement l’addition du restaurant est de cent francs, la loge en coûte trente, et les voitures, la toilette (gants frais, bouquet, etc.), autant. Cette galanterie monte à un total de cent soixante francs, quelque chose comme quatre mille francs par mois, si l’on va souvent à l’Opéra-Comique, aux Italiens et au grand Opéra. Quatre mille francs par mois valent aujourd’hui deux millions de capital. Mais votre honneur conjugal vaut cela.

Caroline dit à ses amies des choses qu’elle croit excessivement flatteuses, mais qui font faire la moue à un mari spirituel.

« Depuis quelque temps, Adolphe est charmant. Je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter tant de gracieusetés, mais il me comble. Il ajoute du prix à tout par ces délicatesses qui nous impressionnent tant, nous autres femmes… Après m’avoir menée lundi au Hocher de Cancale, il m’a soutenu que Véry faisait aussi bien la cuisine que Borel, et il a recommencé la partie dont je vous ai parlé, mais en m’offrant au dessert un coupon de loge à l’Opéra. L’on donnait Guillaume Tell, qui, vous le savez, est ma passion.

— Vous êtes bien heureuse, répond Mme  Deschars sèchement et avec une évidente jalousie.

— Mais une femme qui remplit bien ses devoirs mérite, il me semble, ce bonheur… »

Quand cette phrase atroce se promène sur les lèvres d’une femme