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peux exprimer, c’est la nonchalance tout aristocratique, le laisser aller, l’aisance avec lesquels tout cela était dit.

Mais je m’aperçois que ma lettre prend des proportions folles, et dire que je ne t’ai pas raconté la dixième partie de ce que j’ai vu !

Pour me résumer, je me suis amusée comme une folle. Tu connais ces portraits-cartes photographiés ? Eh bien ! figure-toi un millier de ces portraits grouillant dans la boutique étincelante d’un joaillier.

Ce qu’il y a de remarquable dans la grande galerie où l’on danse, c’est l’éclat entraînant de l’orchestre et le calme officiel des danseurs. On se regarde, on observe, et l’on sent qu’on est trop observé. — Par-ci, par-là, un clerc de notaire ruisselant risque un cavalier seul plus délicat, mais cela fait tache, et la dame décolletée jusqu’au milieu du dos, qui lui fait vis-à-vis, rougit visiblement. Les valses offrent un aspect particulier, on n’a pas idée du nombre de gens qui dansent de travers et sont insensibles à la mesure. Les femmes s’en tirent encore, cachant sous leurs jupes les erreurs de leurs pas, mais les hommes sont prodigieux. Sur dix danseurs, on jurerait qu’il y a quatre singes, trois ours et deux boiteux. Tout ce monde se heurte, s’assomme, geint, grimace, transpire à qui mieux mieux, et l’ensemble ressemble pas mal à un millier de pois secs qu’on secoue dans un panier. Mais la partie grave de l’assistance ne prend pas part à ces plaisirs. Les uniformes étrangers surtout ont une gravité merveilleuse ; plastronnés, serrés, sanglés, rouges comme une rose-de-roi ou pâles comme un col de chemise, suivant leur tempérament, ils remuent peu, boivent peu, rient peu, ne parlent pas et sont en nage. On les voit errer comme des ombres, et faire ouf ! dans les petits coins en s’asseyant sur la moitié d’une chaise. Cette chaise me fait penser au mobilier de l’Hôtel de Ville, qui est tout à fait particulier. Il est élégant de temps à autre, solide toujours. On dirait ces fauteuils-là construits par les Romains. Ils tiennent au mur et ne sont pas déplaçables. Je ne leur trouve qu’un défaut : c’est qu’en y prenant place il semble qu’on ait une borne-fontaine dans le dos. Les armes de la ville, la trirème à la voile flottante, qui est sculptée et ciselée partout, vous meurtrit les épaules. Je ne parle que des fauteuils, je n’ai vu qu’eux ; je n’ai aperçu dans aucun des salons ces petits meubles qui dénotent un intérieur habité. Dès fleurs et des herbes, pas davantage. Rien ne traîne, et, avec la meilleure volonté du monde, il n’y a rien à voler. Je ne m’en plains pas personnellement, mais il s’ensuit que ces salons si pleins de monde paraissent un peu vides.