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Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 2.djvu/39

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avant-dernier exemple du style, et un peu des mœurs d’une parisienne en 1844.
D’une femme honnête à une femme honnête.

« Chère Anaïs,

« Mon ours est parti, nous pouvons donc nous amuser à ciel ouvert. Dieu soit loué ! je suis libre. Pour comble de bonheur, mes deux gendarmes de filles sont rentrées en pension ce matin. Sais-tu que ce n’est pas toujours gai d’avoir à côté de soi, partout où l’on va, deux grands actes de naissance qui font dire : « Oui, la maman doit avoir de trente à trente-cinq ans. — Je vous dis, moi, ajoute quelque âme charitable, qu’elle en a trente-sept. Calculez ! elle s’est mariée à vingt-quatre ans… » Pour couper court à tous ces assassinats, j’ai cloîtré ces deux demoiselles. C’est encore un an de gagné.

« Le premier usage que je veux faire de ma liberté, c’est de lire ce roman dont on parle tant depuis six mois. À force de me dire : « Je vous défends de le lire, il est stupide, il est immoral, » mon mari a excité en moi une envie extraordinaire de le connaître. C’est l’histoire, dit-on, d’une jeune femme enlevée et conduite à une petite maison de campagne au milieu de la nuit ; on dit que c’est intéressant, passionné, quelquefois indécent… on m’a assuré qu’il y avait beaucoup de points. Je suis folle des livres où l’on trouve beaucoup de points. Je rêve, je m’émeus, je m’exalte, quand j’en vois… Mais je vais enfin le lire, ce fameux roman. Je te dirai s’il y a beaucoup de points.

« C’est à présent, ou jamais, que nous pourrons aller voir jouer les drames des boulevards, autre antipathie de mon ours.

« Prends une loge pour demain, je t’en supplie. Voyons ensemble les Bohémiens de Paris. J’ai lu dans mon journal le compte rendu de ce drame. Il paraît, ma chère, qu’il est rempli de voleurs, de forçats, de gens qui en font disparaître d’autres par des trappes. Tâche d’avoir une loge d’avant-scène.

« Tu me demandais l’autre jour, dans un accès de mauvaise humeur, en quoi je fais consister le bonheur sur la terre. Je t’ai comprise, chère Anaïs : le bonheur bien souvent est moins de posséder ce qu’on n’a pas, que de cesser d’avoir ce qu’on possède. Le bonheur, pour toi, serait