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PETITES CURIOSITÉS SOCIALES
par henri rochefort

Les prix de vertu. — Je m’étais toujours douté que la vertu ne menait pas à grand’chose, mais c’est chez moi une conviction solide depuis la dernière distribution des prix Montyon. Tous ceux qui se sont partagé les médailles de trois mille à cinq cents francs sont, en effet, dans une position extrêmement précaire. On cite notamment, parmi les lauréats, un brave militaire qui sert depuis quatorze ans, et qui n’est encore que simple grenadier. En lisant le détail de cette existence si méritante, il est difficile de résister à l’envie de se faire cette réflexion :

« Voilà un homme qui est resté simple soldat après quatorze ans d’une conduite exemplaire. S’il avait été moins vertueux, peut-être serait-il maréchal de France. »

Jamais de mémoire de Montyon un banquier ou un propriétaire n’a été couronné dans les solennités de ce genre. Donc, pour devenir propriétaire, il faut commencer par ne pas être vertueux.

Est-il prudent de décourager ainsi la vertu, sous prétexte d’encouragement ? Je laisse à l’histoire le soin de me répondre, mais ce qui me frappe avant tout dans cette distribution annuelle, c’est que ceux-là mêmes qui couronnent la vertu sont tout interloqués quand on s’avise de leur demander en quoi elle consiste.

Pour le vrai chrétien, l’homme vertueux étant celui qui tend la joue aux insultes de son interlocuteur, l’Académie devrait logiquement décerner la médaille du plus grand module à celui qui a encaissé le plus de soufflets dans son année.

Dans un autre ordre d’idées, Brutus passait pour le plus vertueux des Romains, puisque, en mourant, il a accusé la vertu de n’être qu’un substantif féminin, ce qui prouve qu’il la connaissait. Or Brutus avait tué César, qui était son père. Si un homme masqué s’avançait à la barre de l’Institut en disant à M. Victor Cousin :

« J’ai tué mon père, j’aime à croire que vous allez me donner le prix de trois mille francs ! »