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puis que le roi l’a faite duchesse de Châteauroux, il déteste qu’on la nomme autrement. C’est tout simple : le roi aimait madame de la Tournelle, et madame de Châteauroux aime le roi ; cela est préférable. Au reste, vous savez encore mieux que lui ce que vaut cet amour.

D’AGÉNOIS. Vous vous trompez, monseigneur ; madame de la Tournelle ne m’a jamais aimé.

MAUREPAS. Fort bien ! c’est ainsi qu’un galant homme répond toujours ; mais on sait à quoi s’en tenir, et chacun est indigné ici de sa conduite envers vous. On s’accorde pour dire qu’une telle ingratitude mérite d’être punie.

D’AGÉNOIS. Je vous remercie d’un si vif intérêt, mais je ne me plains point.

MAUREPAS. Sans doute, votre fierté vous le défend ; mais il est impossible que vous ne secondiez pas nos efforts pour faire cesser un scandale pareil.

D’AGÉNOIS. Moi ! m’associer aux ennemis de madame la duchesse de Châteauroux ?

MAUREPAS. Il ne s’agit pas ici d’amis ou d’ennemis ; c’est l’intérêt de l’état qui doit seul nous guider ; c’est le pouvoir qu’il faut empêcher de tomber en quenouille.

D’AGÉNOIS. Et quels sont vos moyens ?

MAUREPAS. De plus sûrs que vous ne pensez.

D’AGÉNOIS. Voudrait-on recommencer l’empoisonnement de madame de Vintimille ?

MAUREPAS. Quelle horreur ! nous, des assassins !

D’AGÉNOIS. Mais il s’en est bien trouvé à la cour pour sa sœur, il s’en pourrait trouver encore pour elle.

MAUREPAS. Ah ! nos moyens de l’atteindre sont plus nobles et moins cruels. Son voyage à Metz a justement irrité la reine et les princes du sang ; ils sont décidés à en témoigner leur mécontentement au roi… Enfin, sans m’expliquer davantage, j’ai plus d’une raison d’espérer ; mais le maréchal de Noailles nous serait d’un grand secours ; c’est aujourd’hui l’homme le plus utile au roi, et s’il lui montre le mauvais effet de la présence d’une favorite suivant l’armée, s’il amène le roi à se séparer d’elle pendant quelques mois, je réponds du reste.

D’AGÉNOIS, à part. Ah ! malheureuse ! quel sort l’attend !

MAUREPAS. Je vous le répète, tout dépend du maréchal de Noailles ; s’il l’accuse, il faut qu’elle succombe. Enfin consentez-vous à nous seconder dans un projet où la vertu, la morale et la religion sont de notre parti ?

D’AGÉNOIS. Ces grands mots ne m’en imposent pas, monseigneur ; on s’en sert trop souvent pour déguiser une méchante action. Parlons clairement : c’est la perte de madame de Châteauroux que vous conspirez ; vous comptez sur mon ressentiment pour vous servir ; mais vous ne savez pas, monsieur le comte, que si dans certaines âmes l’amour se change en haine, il lui reste encore assez de dignité pour ne pas s’abaisser à de vils moyens de vengeance.

MAUREPAS. Monsieur le duc, vous oubliez… (On entend une grande rumeur dans la coulisse.) Qu’entends-je !… on m’appelle, je crois ?





Scène X.


LES MÊMES, LE DUC DE RICHELIEU, SEIGNEURS DE LA COUR.


LE DUC, très-ému. Monsieur de Maurepas !… Où est-il ?

MAUREPAS., vivement. Me voici ; qu’est-il arrivé ?

LE DUC. Le roi est fort mal !

TOUS. Grand Dieu !…

LE DUC. Il est tombé sans connaissance au moment où l’archevêque entonnait le Te Deum.

MAUREPAS. Ah ! quelques traîtres, sans doute ?

LE DUC. Non ; les médecins assurent que cet évanouissement est la suite des fatigues d’une marche forcée. Le roi a fait hier une longue course à cheval par un soleil brûlant ; il avait déjà la fièvre, et l’on craint que cette fièvre ne soit pernicieuse. Les princes vous demandent d’expédier sur-le-champ un courrier à la reine et à monsieur le dauphin pour qu’ils viennent au plus vite : la situation ne permet aucun retard.

MAUREPAS. Mais où a-t-on transporté le roi ?

LE DUC. Ici près, dans son appartement. L’évêque de Soissons, les princes, sont avec lui ; ce sont eux qui m’envoient vers vous.

MAUREPAS. Je cours exécuter leurs ordres.

Il sort.





Scène XI.


RICHELIEU, D’AGÉNOIS, DUVERNEY, SEIGNEURS DE LA COUR.


LE DUC, à Duverney. Eh bien ! comment va le roi ?

DUVERNEY. Un affreux délire a succédé à son évanouissement. Il ne reconnaît plus aucun de nous ; l’effroi des médecins a gagné tout le monde, c’est un désordre, un tumulte. Le peuple remplit la place, et demande à grands cris des nouvelles du roi. Les curieux pénètrent de tous côtés, les gardes oublient leurs consignes pour répondre au peuple, on a peine à l’empêcher d’arriver jusqu’à la