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même le scandale et l’absurdité en concourant à l’apothéose de Claude. Ce sont là de ces traits qui montrent toutes les dispositions morales d’un peuple. Sénèque composa le discours de Néron pour l’inauguration de Claude au rang des dieux, suivant l’usage ; et, tandis que le peuple romain éclatait de rire en entendant célébrer la prudence surnaturelle de l’imbécile mari de Messaline, ce même Sénèque, parodiant sa propre éloquence, opposait dans une satire assez piquante, à la prétendue apothéose de l’empereur, une transfiguration plus vraisemblable, sa métamorphose burlesque en citrouille ; et le ridicule qu’il jetait sur ce dieu de création nouvelle n’était qu’une partie des sarcasmes dont il accablait tous les dieux de l’empire. Jeu d’esprit plus digne d’un rhéteur que d’un sage, et qui caractérise parfaitement ces époques de servilité, où le talent se joue des paroles, et croit s’excuser en se moquant de lui-même.

Un des traits distinctifs de la philosophie de Sénèque, c’est l’approbation du suicide, c’est l’enthousiasme aveugle pour ce malheureux courage, ou plutôt pour cette maladie de l’âme qui s’accroît dans la corruption et l’inquiétude des vieilles sociétés. Sénèque regarde la mort volontaire comme un acte de vertu ; et jamais sa vive imagination ne trouva de paroles plus passionnées que pour peindre et admirer le trépas de Caton.

On peut voir combien la tyrannie romaine avait hâté, sous ce rapport, une triste philosophie qu’elle rendait nécessaire. Le héros de la sagesse platonicienne avait été Socrate, attendant et recevant la mort pour obéir aux lois ; chez les Romains esclaves, la vertu proclama pour son plus grand modèle Brutus, qui se poignardait en la blasphémant. Plus tard, quand la tyrannie, favorisée par la grandeur de l’empire et par l’éloignement ou la barbarie des peuples qui n’étaient pas Romains, eut étendu comme un vaste filet autour de ses victimes, ce droit de se donner la mort devint le seul lieu d’asile qui fût ouvert dans le monde. Le Romain opprimé, réduit de tant de priviléges glorieux à l’unique possession de lui-même, triomphait d’exercer, par le choix de sa mort, une liberté dernière ;