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Telle est, cher lecteur, la situation du mien. Quelles grâces n’ai-je pas à rendre au Tout-Puissant, dont la miséricorde m’a retiré de l’abîme du libertinage où j’étais plongé et me donne aujourd’hui la force d’écrire mes égarements pour l’édification de mes frères !

Je suis le fruit de l’incontinence des révérends Pères Célestins de la ville de R… Je dis des révérends Pères, parce que tous se vantaient d’avoir fourni à la composition de mon individu. Mais quel sujet m’arrête tout à coup ? Mon cœur est agité : est-ce par la crainte qu’on ne me reproche que je révèle ici les mystères de l’Église ? Ah ! surmontons ce faible remords. Ne sait-on pas que Tout homme est homme, et les moines surtout ? Ils ont donc la faculté de travailler à la propagation de l’espèce. Eh ! pourquoi la leur interdirait-on ? Ils s’en acquittent si bien !

Peut-être, lecteur, attendez-vous avec impatience que je vous fasse un récit détaillé de ma naissance : je suis fâché de ne pouvoir pas si tôt vous satisfaire sur cet article, et vous allez me voir de plein saut chez un bonhomme de paysan que j’ai pris longtemps pour mon père.

Ambroise, c’était le nom du bonhomme ; il était le jardinier d’une maison de campagne que les Célestins avaient à un petit village, à quelques lieues de la ville ; sa femme, Toinette, fut choisie pour me servir de nourrice : un fils qu’elle avait mis au monde, et qui mourut au moment que je vis le jour, aida à voiler le mystère de ma naissance. On enterra secrètement le fils du jardinier, et celui des moines fut mis à sa place : l’argent fait tout.

Je grandissais insensiblement, toujours cru et me croyant moi-même fils du jardinier ; j’ose dire néan-