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s’abriter dans les jours froids et mauvais, point de lit bien chaud et bien douillet pour se reposer la nuit, point de table où sur la nappe blanche se pressassent les mets succulents auxquels j’étais habituée ? Sans doute, je ne savais pas pourquoi ils étaient privés de ces bienfaits qui m’avaient été octroyés bénévolement sans les avoir cherchés ni mérités… C’était probablement déjà un rudiment de question sociale qui s’agitait confusément en moi.

Ce qui surtout m’attirait vers ces êtres étranges, c’est qu’ils venaient de loin pour s’en aller plus loin encore peut-être. Ils gardaient sur leurs joues brunies un souvenir des chauds soleils d’Italie et des froides bises des forêts du Nord ; sur leurs pieds s’étaient amassées la poussière de tous les chemins parcourus, la fange de toutes les villes traversées.

On pouvait lire dans leurs grands yeux noirs les impressions fugitives de tableaux sans cesse renouvelés. Ils savaient un mot de toutes les langues humaines, ils avaient mangé le pain de toutes les nations. Voilà ce que j’aimais chez ces pauvres déshérités que personne n’invitait à s’asseoir à la table de famille, que nul ne saluait d’un geste ou d’un sourire.

Il y avait près du grand château, au lieu dit les Trois Sentiers, une place qu’affectionnaient, je ne sais trop pourquoi, les caravanes de Bohèmes qui s’arrêtaient chez nous. Deux ou trois fois par an, ce carrefour s’encombrait de chariots détraqués, de voitures rouges ou bleues dont les peintures sa-