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ce que je reproche à nos mœurs ; tout comme je fais responsable des trois quarts des avortements la réprobation qui flétrit les filles enceintes.

— Je vous permets même, plus généralement, de les faire en partie responsables, ces bonnes mœurs, de la diminution de la natalité.

— Vous savez comment Balzac appelait les mœurs ? — « L’hypocrisie des nations. » Il est vraiment stupéfiant, combien, sur des questions si graves, si urgentes, si vitales pour le pays, on préfère le mot à la chose, l’apparence à la réalité, et facilement on sacrifie le fonds du stock à la devanture…

— Contre quoi partez-vous présentement ?

— Oh ! je ne songe plus à la pédérastie ; mais bien à la dépopulation de la France. Mais ceci nous entraînerait trop loin…

Pour en revenir au sujet qui nous occupe, persuadez-vous bien qu’il y a dans la société, et parmi ceux qui vous entourent et que vous fréquentez le plus, nombre de gens que vous tenez en parfaite estime et qui sont aussi pédérastes qu’Epaminondas ou que moi. N’attendez pas que je nomme personne. Chacun d’eux a toujours les meilleures raisons du monde pour se cacher. Et, lorsqu’à l’égard de quelqu’un d’entre eux l’on soupçonne, l’on préfère feindre d’ignorer, l’on se prête à ce jeu hypocrite. L’excès même de réprobation que vous professez pour la chose protège le délinquant, comme il advient avec les sanctions excessives qui faisaient dire à Montesquieu : L’atrocité des lois en empêche l’exécution. Lorsque la peine est sans mesure, on est souvent obligé de lui préférer l’impunité.