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L'IMMORALISTE

je remplaçais, tant bien que mal, l’amour par une sorte de galanterie froide qui, je le voyais bien, l’importunait un peu ; Marceline sentit-elle à cet instant que je la regardais pour la première fois d’une manière différente ? À son tour elle me regarda fixement ; puis, très tendrement, me sourit. Sans parler, je m’assis près d’elle. J’avais vécu pour moi ou du moins selon moi jusqu’alors ; je m’étais marié sans imaginer en ma femme autre chose qu’un camarade, sans songer bien précisément que, de notre union, ma vie pourrait être changée. Je venais de comprendre enfin que là cessait le monologue.

Nous étions tous deux seuls sur le pont. Elle tendit son front vers moi ; je la pressai doucement contre moi ; elle leva les yeux ; je l’embrassai sur les paupières, et sentis brusquement, à la faveur de mon baiser, une sorte de pitié nouvelle ; elle m’emplit si violemment, que je ne pus retenir mes larmes.

— Qu’as-tu donc? me dit Marceline.